« La pauvreté n’est pas seulement le manque d’argent, mais le manque de possibilités de s’en sortir. » – Max Frisch
Le théâtre, cet art si souvent coupable de flatter les sens plutôt que de les ébranler, trouve dans Emma Picard une purification salutaire. Marie Moriette, comédienne au talent aussi cruel qu’un scalpel, y incarne non pas un personnage, mais une vérité – cette vérité que l’on fuit dans les coussins douillets des comédies bourgeoises. Sa tristesse n’est pas un ornement, elle est une arme. Une arme que Brecht aurait approuvée, et que Belezi reconnaîtrait comme sœur de ses paysans damnés.
Tout ici est dépouillé jusqu’à l’os, comme si le décor lui-même avait été lessivé par les larmes. Une chaise, un lit, une fenêtre qui en disent plus que trois actes de Tchekhov. La lumière, avare de complaisance, traque chaque frémissement du visage de Moriette, révélant non pas une actrice, mais une martyre moderne. Et quand elle murmure sa tristesse, on entend l’écho de toutes les femmes oubliées par l’Histoire.
Quelle rareté qu’une performance atteignant cette alchimie où chaque mouvement devient parabole ! Moriette ne joue point Emma Picard – elle en est la réincarnation douloureuse. Ses doigts tremblent comme les dernières feuilles d’automne, sa voix se fêle avec une grâce qui donnerait des complexes aux anges déchus. Son visage, ce masque tragique dépourvu de masque, est une leçon d’intelligence théâtrale. Voilà pourquoi ce spectacle devrait être non seulement vu, mais étudié comme on étudie les Évangiles – pour enseigner aux apprentis comédiens que le génie ne se mesure pas aux larmes versées, mais aux larmes éprouvées, pour leur apprendre que le génie ne réside pas dans l’émotion fabriquée, mais dans l’authenticité sauvage.
Dans une époque où la scène se complaît trop souvent dans le vide esthétisant, Emma Picard est un coup de poing au cœur. On en sort ébranlé.e.s certes, mais surtout reconnaissant.e.s – reconnaissant.e.s que le théâtre ose encore nous rappeler à notre humanité blessée.
Courez-y, exigez qu’on la joue dans les écoles, dans les prisons, dans les champs – partout où des êtres luttent contre l’invisible. Car Emma Picard n’est pas qu’une pièce : c’est un remède. Un remède contre l’indifférence, contre le théâtre poli, contre la peur de regarder le désespoir en face. Et cela, mes chers amis, n’a pas de prix.