Marie Rémond et Caroline Arrouas adaptent au théâtre le documentaire de Callisto Mc Nulty Delphine et Carole, insoumuses, consacré à la relation entre Delphine Seyrig et Carole Roussopoulos. Un geste militant qui n’empêche pas l’humour de se greffer un peu partout.
Quand Delphine Seyrig rejoint l’atelier de prise de vues de Carole Roussopoulos, cette dernière ne la reconnaît pas. Et pour cause : en dépit de son intérêt pour la nouvelle caméra de Sony, Carole est, de son propre aveu, ignare en cinéma. Ça tombe bien : cela ne rendra sa relation avec la comédienne que plus sincère.
Marie Rémond et Caroline Arrouas partent de cet événement pour entremêler, tout au long de leur spectacle, rappel de la misogynie d’hier et critique du sexisme d’aujourd’hui. Pour cela, elles s’aident d’un accessoire phare, qui suffira à distinguer Marie de Delphine et Carole de Caroline : la perruque. Pour le reste, elles font, à juste titre, appel à leurs qualités de jeu.
Car incarner Delphine Seyrig sur une scène contemporaine n’est pas une mince affaire : sa voix, grave, qui semble filer sur les mots, est à coup sûr inimitable. Sans se risquer à nous en livrer une copie conforme, Marie Rémond module toutefois son timbre et passe avec aisance d’un ton ferme à cette voix un peu vaporeuse. Cette question n’est pas anodine : le travail des voix – pour le personnage de Delphine Seyrig comme pour celui de Carole Roussopoulos – est une part importante du comique du spectacle. Mais il montre aussi, de façon affirmée, l’ambiguïté actuelle du personnage de Delphine Seyrig. Si toutes et tous continuent de la célébrer, y compris les plus misogynes, n’est-ce pas en raison de cette grâce qui semble en faire une féministe acceptable ?
Il ne s’agit pas là, pour Marie Rémond et Caroline Arrouas, de déconsidérer la militante – même si elle récusait le terme – que fut Delphine Seyrig. Bien au contraire, elles rappellent ce que lui coûta, en fait de carrière, son engagement, mais montrent aussi la tension au cœur de cette femme, élevée pour plaire, comme elle le dit elle-même. Ainsi, les deux personnages de Delphine Seyrig et Carole Roussopoulos doivent-ils être ici considérés en miroir de leurs avatars contemporains, qui rappellent, manuel scolaire à l’appui, que « rien n’est réglé », puisque ce sont toujours les mères qui cuisinent dans les livres de lecture.
La question est donc toujours celle d’écouter les femmes, et non de parler à leur place ou de les faire taire. Ainsi comprend-on l’importance accordée à la voix : à celle de Seyrig s’oppose le timbre gouailleur de Roussopoulos, dont le jean et la sempiternelle clope au bec soulignent l’indépendance. Elle parle et n’a pas peur.
Puisqu’il s’agit de leur donner enfin une place dans le concert des paroles autorisées, Marie Rémond nous livre des interviews de Delphine Seyrig. Si, ces dernières années, celles-ci ont un peu circulé, le choix de les faire dire au plateau, et non de laisser un enregistrement les transmettre au public, en montre l’importance symbolique, sinon dramaturgique. Les mots de l’actrice arrivent ainsi aux oreilles du public sans le médium d’une baffle, quand ceux de ses détracteurs ne sont conviés sur scène que par le truchement d’une toute petite télé… Ou comment l’art du théâtre inverse les hiérarchies de genre.
Rendre la parole aux femmes d’hier et d’aujourd’hui, c’est aussi rappeler que le féminisme n’a pas tué tout humour, bien au contraire. Le comique de Delphine et Carole repose en grande partie sur les anachronismes et les différences d’attentes d’une période à l’autre – ainsi, quand Carole Roussopoulos vante la nouvelle Sony, une caméra d’ « à peine onze kilos » et de « trente minutes d’autonomie ». Qui dit mieux ?
Mais cet humour est aussi celui de ces femmes qui montrent le ridicule des préjugés de genre et de leur persistance. En font les frais des incontournables de la politique et des médias des années 1970, mais aussi les comédiennes elles-mêmes, qui savent faire montre d’autodérision.
Delphine et Carole est donc une pièce drôle, enlevée et intelligente, qui n’a pas fini d’interroger notre monde.
Delphine et Carole, Marie Rémond et Caroline Arrouas, au Théâtre Paris-Villette, jusqu’au 23 novembre.
Visuel ©Simon Gosselin