Dark de la Bruital compagnie, c’est d’abord la prouesse techniquement folle d’un spectacle de mime bruité et de lipsync d’une précision sidérante, et rien que pour cela le spectacle vaut le détour, et les spectateurices de Chalon Dans La Rue ne s’y sont pas trompé. Mais c’est aussi un détournement, et une réappropriation dans des nouveaux termes, d’un personnage iconique servi à toutes les sauces – majoritairement de droite –, l’incontournable Jeanne d’Arc.
« Dark » de la Cie Bruital (c) Manon Bugaut
C’est un spectacle. C’est une conférence-spectacle. C’est un spectacle qui commence par une conférence. C’est une fiction historique. C’est une histoire mythique réarrangée à une sauce qui n’avait peut-être pas encore été tentée. C’est très sérieux, en même temps que ça ne l’est pas du tout. C’est du grand n’importe quoi de qualité, avec des bouts de réel dedans, et une grosse dose de rire. C’est intelligent et surtout c’est interprété avec beaucoup, beaucoup de talent. C’est un duo de choc, l’un faisant toutes les voix, l’autre incarnant corporellement tous les personnages. C’est généreux. C’est Dark.
Prétexte de départ, qui est aussi l’occasion de glisser un méta-commentaire du spectacle – « L’Histoire a toujours été faite par ceux qui la racontent, » nous dit le personnage fort à propos – et de rappeler qu’on s’attaque là à un mythe recyclé-confisqué par les excité·es du roman national : une masterclass d’un prof’ d’histoire caricatural, maître de conf’ à l’humour vaseux et au style vestimentaire poussiéreux, dont la devise – « L’Histoire a de l’avenir ! » – prête d’autant plus à sourire qu’il est bien sûr incapable de se servir correctement d’un ordinateur. Évidemment, cette situation initiale déraille, du fait de l’intervention d’un personnage surnaturel et inquiétant, démiurge penchant plutôt du côté de Belzébuth, qui provoque une faille spatio-temporelle qui ouvre une fenêtre sur le 15e siècle et sur l’héroïne de cette histoire devenue mythe fondateur. Apparaissent alors, sans ordre particulier, Charles VII avec sa voix de Jacques Chirac, Jeanne et son armure qui la transforme en Robocop, Dieu, l’abbé Cochon, un garde du corps, un garde tout court, des anglais, bref toute une foule de personnages interprétée à deux.
C’est cette interprétation en duo qui impressionne dans Dark, au-delà d’une écriture délirante bien maîtrisée, qui pioche à tours de bras dans un absurde très « pythonesque » arrosé d’une quantité pas négligeable d’anachronismes complètement barrés et complètement assumés. En effet, tous les personnages – à part le prof’ d’histoire – sont joués physiquement par Lorraine Brochet, qui mime leurs actions et leurs interactions, avec une précision, une lisibilité et une expressivité qui forcent l’admiration. Mais, dans le même temps, toute l’interprétation vocale repose sur les épaules de Barnabé Gautier, qui, une fois son personnage d’historien retiré de scène, s’empare du micro et d’un lanceur d’effets sonores pour faire toutes les voix du spectacle, avec une précision et une palette qui ne sont pas moins dignes d’admiration. Ce qui veut dire que les deux interprètes doivent être absolument synchronisés pour que le dispositif fonctionne et que l’illusion soit complète. Et le résultat est bluffant, au point que certains membres du public mettent des dizaines de minutes à repérer le trucage. Même lorsque Barnabé Gautier finit par oublier son texte, l’effet reste génial : le court moment de galère en direct, la rapidité avec laquelle les deux artistes communiquent pour rétablir le fil de l’histoire, génèrent immédiatement l’hilarité et la complicité du public.
Si, au départ, la question est posée de qui est cette Jeanne d’Arc, « mi-catho, mi-pucelle, cent pour cent royaliste », figure dont la représentation est fonction de la personne qui l’instrumentalise à ses fins en faisant fi de la vérité historique, on comprend en tous cas clairement comment les auteurices de Dark voient la fin de leur personnage : Charles VII se débarrasse d’une Jeanne gênante à force d’être populaire, et organise sa trahison, son procès et finalement son exécution. On salue la volonté de prendre une distance critique avec le mythe et de dénoncer sa récupération – le « Jeanne, sauve-nous ! » accompagné d’un salut nazi est une allusion très transparente au peu regretté fondateur du Front National – mais il est presque dommage que ce méta-discours ne revienne pas à la fin du spectacle. « C’est de l’histoire, c’est pas le Puy du Fou ! » lance le personnage du prof’ d’histoire : pourtant, à force d’emballement, Dark cède à la tentation du spectaculaire et des effets pyrotechniques. Il y a là une dimension jouissive indéniable, après une heure de spectacle mené tambour battant qui a vu Dieu confier une mitrailleuse à Jeanne et Charles VII finir son couronnement en boîte de nuit. Mais c’est une petite facilité là où glisser un contre-pied un peu malin aurait pu conforter l’intelligence de la proposition. C’est en tous cas une démarche particulièrement appropriée de venir dans l’espace public bousculer les narrations centrées autour du personnage de Jeanne, là où il a agi et là où il mérite d’être débattu.
Dark se présente donc comme une belle tranche de délire avec beaucoup de fond, et une performance d’interprétation de tout premier ordre. Peut-être les doctorants en histoire grinceront-iels un peu des dents – pour toustes les autres, c’est un moment de plaisir assuré.
visuel (c) Manon Bugaut