Déployé entre la cruauté du verbe et l’expressivité des corps envahis par la violence de la séparation, Clôture de l’amour continue d’attirer de nouvelles audiences après sa création en 2011. Dans ce spectacle spécialement conçu par l’auteur, metteur en scène et chorégraphe Pascal Rambert pour Stanislas Nordey et Audrey Bonnet, les réflexions sur les ruptures amoureuses ouvrent des pistes inattendues sur les limites et les fractures du langage.
Si les murs gris dévoilés par la scène italienne du Théâtre de l’Atelier créent une sensation de mélancolie, l’entrée vigoureuse des deux comédiens sur le plateau dominé par la lumière froide des néons impose une ambiance qui ne saura s’affaiblir au cours des deux heures de tour de force. Stan – car les noms des personnages correspondent identiquement à ceux des interprètes – interdit avec fermeté toute forme de nostalgie et de mollesse à Audrey, à qui il annonce leur rupture dès la première intervention. Pendant une heure, vêtu de jeans et d’un t-shirt jaune, Stan livre un monologue qui, d’un côté, reflète sa vision spécifique du concept de couple et, d’un autre côté, s’articule comme une série d’injonctions corporelles adressées à Audrey. Complètement silencieuse durant le monologue de son partenaire, elle ne s’exprime qu’à travers des gestes, de plus en plus amples et poétiques au fur et à mesure que la performance théâtrale évolue.
Stan insiste : Audrey n’a pas le droit de fléchir, Audrey n’a pas le droit de baisser la tête, Audrey doit oublier une certaine « conception débile de l’amour ». Sous l’apparence d’un discours émancipateur, accompagné d’un vocabulaire gestuel censé souligner son esprit rationnel et détaché, Stan ne laisse voir ses blessures qu’à partir du moment où Audrey prend enfin la parole. Après le passage sur scène de la chorale des enfants du Collège Dorgelès entonnant une version adaptée de la chanson Happe d’Alain Bashung – qui de mieux pour dire la contradiction amoureuse en chanson ? – la femme dévore la scène et, implicitement, son témoin masculin. À ce stade, Audrey fait s’entendre une parole qui rend compte d’un amour offert sans calcul, dans un mélange de fragilité organique et de soif absolue de compréhension face à l’absurde d’une rupture imprévue. Celui qui avait banni tout mouvement une heure plus tôt fera de son corps un signe tordu et fragmenté, métamorphose qui lui permettra de dévoiler toutes les faiblesses et les limites masquées par un flux verbal sans point ni virgule.
Lorsque le contenu des discours livrés par les (ex-)partenaires révèle deux personnalités et deux visions du monde considérablement éloignées, les monologues enchaînés partagent néanmoins un chaos du dire qui marque les corps encore plus que les mots en soi. Stan, qui se prétend lucide et logique, s’égare dans des réseaux lexicaux intriquées annulant toute possibilité d’y déceler une cohérence sémantique. Chez Audrey, le discours verbal se montre plus intimement lié à un imaginaire viscéral qui se traduit également dans ses expressions corporelles mais qui se voit tout aussi limité dans la production de sens. Deux monologues menant à la fabrication précipitée d’une logorrhée où s’allient reproches, néologismes ridicules, images organiques, parfois jusqu’à la limite du scabreux, rêves surréalistes et projections brisées. Là où la solennité du moment imposerait le dialogue et une mise en langage déchiffrable en égale mesure pour les deux parties, Audrey et Stan se voient attaqué.e.s par une avalanche de paroles à laquelle le corps seul saura répondre de manière proportionnelle aux coups encaissés.
Le renversement des rapports de pouvoir entre l’homme et la femme, mais aussi entre la parole et le langage corporel, n’est pas si étonnant que cela puisse paraître au premier abord. Si « au commencement était la Parole », une telle fin ne peut apporter que l’anéantissement de la parole dans ce qu’elle peut revendiquer comme logique et générateur de sens, aussi poétique et parfaitement rigoureuse soit l’écriture sous l’aspect rythmique. Le refus d’inviter le silence, à part quelques moments d’une bouleversante intensité vers la fin, mais aussi le dialogue dans ce duel où le terrain de chacun est bien divisé et comptabilisé, constitue une occasion dramaturgiquement riche d’offrir au corps une place privilégiée là où tout semble dévasté par le langage articulé.
C’est dans cet espace d’inflation discursive que les corps s’engagent dans une démarche tout aussi chorégraphique que théâtrale. La menace qui pèse sur la linéarité du discours articulé s’attaque quelque part à la nature même de l’acte théâtral : que devient ce dernier au moment où le langage se soustrait à sa fonction de « faire comprendre » une situation ? Dans la pratique artistique de Pascal Rambert, la réponse se niche dans son intérêt égal pour la chorégraphie : c’est un « ballet dur », pour reprendre l’expression de l’auteur, qui naît lorsque parole et corps s’effondrent. Un ballet qui donne la possibilité au corps d’épuiser de manière peut être finalement régénératrice ce que la parole ne fait que contourner, détourner et dissimuler. À la fin, dans un silence total, semi-dénudés, fatigués et angoissés, Stan et Audrey se présentent debout devant les spectateurs, preuve que les allers-retours entre duel discursif, effondrement physique et regards dévastateurs aura peut-être finalement été une stratégie gagnante.
Tour à tour guerrièr.e.s voraces et martyrs frappés par la violence de la séparation, Audrey Bonnet et Stanislas Nordey composent un couple qui parvient à démontrer, avec cérébralité et dans la maîtrise des moyens expressifs les plus complexes, que toute « clôture de l’amour » est en égale mesure une clôture des logiques du langage. Clôture de l’amour est une expérience théâtrale immanquable pour celleux qui souhaitent à la fois comprendre sa place dans l’histoire du théâtre français contemporain et célébrer sa capacité à rester tout aussi vivante et percutante treize ans plus tard.