Le roi Romeo a encore frappé, d’une pédale de batterie, cette fois sur nos mythes et légendes, à nous, pauvres êtres. Pour la première fois, à notre connaissance, il nous confronte au contrecoup de la passion amoureuse. Époustouflant !
En juin dernier, Castellucci nous faisait déambuler dans une église sécularisée de Venise. La pièce s’appelait Domani. Et cette pièce se plaçait dans la droite ligne de ses travaux de la fin des années 2010, dans une recherche sur l’égalité des regards. Pour le dire plus simplement, dans une volonté de rappeler que l’artiste est un artisan, au sens manuel du terme.
Ce maître incontesté du théâtre d’images n’a qu’une seule volonté, celle de donner à voir. La question est : mais à voir quoi ? Toujours, il cherche à aller plus loin dans les thèmes qui le traversent. Pour ce chrétien, les thèmes de la Bible sont toujours au cœur de ses représentations, même quand nous, pauvres laïcs, nous ne voyons rien. On l’a souvent vu montrer l’enfer, le paradis, la résurrection du Christ, et souvent, la tragédie de la destinée humaine. Il avait révolutionné ce champ avec l’un de ses plus grands chefs-d’œuvre, Sul concetto di volto nel Figlio di Dio. Pour Bérénice, il revient à un format classique de salle/scène. Nous, assis, regardons, saisis, interloqués, toujours surpris, les objets. Et seulement après, nous tentons de comprendre.
Ces dernières années aussi, Castellucci a travaillé la question du langage pour en dire sa nocivité (le nazisme). Il aime montrer des mots qu’il assène sur des murs. Et c’est comme cela que Bérénice commence. Après le lever d’un rideau bleu nuit à s’évanouir de beauté, nous voyons, dans un espace presque vide, des mots projetés. Ces mots sont les éléments que comporte le corps humain. Comme dans son Requiem, où il replaçait les vivants dans une histoire multimillénaire, il nous rappelle que nous ne sommes que ça, quelques éléments, essentiellement de l’oxygène et un tout petit, vraiment un tout petit peu d’or.
Il s’agit d’une version plus scientifique du « tu es poussière et tu redeviendras poussière ». Ok, mais en attendant, on fait quoi ? Il répond : on aime, à la folie.
De Bérénice de Racine, Castellucci extrait la structure qu’il respecte à la lettre, cinq actes et en vers. On le sait, Romeo n’a jamais fait parler un.e comédien.e sur scène, il n’en a rien à faire du théâtre pur, il cherche la forme pure. Et il l’a trouvée dans le corps et dans la voix triturée, accélérée, « vocodée » d’Isabelle Huppert. Il lui offre un presque seule en scène où elle n’est plus qu’un corps dont l’esprit a pris un nom : Titus. Mais Rome, dont le peuple viendra plus tard former une armée d’hommes prêts à se mettre à poil pour le pouvoir, veut décider pour elle. Pire encore, ils sont deux à la désirer, l’un est empereur, l’autre ne l’est pas. Elle a beau craquer, chuter en étant réduite à un tissu, jamais, elle n’aura l’occasion de défendre son point de vue. Ils décident. Castellucci ne nomme pas, n’explique pas. Car l’histoire est comme la composition chimique de l’humain, universelle.
Il convoque nombre de symboles très surprenants issus notamment du quotidien ménager : une machine à laver pour passer au tambour les émotions ; un évier pour vasque de baptême, un radiateur froid pour dire la douleur insupportable de la perte ; des couleurs, le bleu et le rouge, un cercle d’or, une couronne, deux petits verres remplis, l’un d’un liquide transparent, l’autre opaque.
Tiens, restons un peu sur ce mot : opaque. Il est central, et depuis au moins vingt ans, chez Castellucci. Il cache et révèle, il interdit au regard de voir clair, il déteste l’évidence, le premier degré. Pour ce Bérénice, il multiplie les effets de lever de rideau délirant de beauté, il passe du noir au gris, fabrique une illusion d’orage. Croyez-vous vraiment ce que vous voyez ?
À quoi ressemble un cœur amoureux quand son amour lui est interdit : il fane en hurlant, il hurle qu’il veut se cacher, mais il occupe tout l’espace. D’ailleurs, a-t-on déjà vu, dans un spectacle, des murs battre la chamade comme des cœurs amoureux brisés par la séparation ?
Huppert était LA comédienne à pouvoir faire « ça », c’est-à-dire devenir un objet comme les autres, un élément de construction d’un récit à niveaux de lecture multiples. Au point qu’elle vole le nom de l’héroïne, Bérénice s’efface devant les lettres ISABELLE qui tanguent comme son âme.
L’opaque, c’est aussi le travail sur le noise qu’il cultive maintenant dans toutes ses pièces avec Scott Gibbons. Le son est inconfortable, obsédant, enveloppant. Une nouvelle fois, Castellucci rappelle que l’histoire est circulaire, qu’elle recommence avec ou sans nous. C’est désagréable, ça fait trop de bruit ? Il serait temps de regarder les choses en face.
L’Italien a révolutionné la perception du théâtre en France, grandement grâce au travail conjoint de Bernard Faivre d’Arcier, puis d’Hortense Archambault et de Vincent Baudriller, successivement à la tête du Festival d’Avignon. Tous et toute conscient.e.s de l’urgence de s’exprimer autrement qu’avec des mots. Bérénice est en ce sens un monument de l’esthétique et des combats de Romeo Castellucci.
Jusqu’au 28 mars au Théâtre de la Ville.
Visuel : © Alex Majoli