C’est une scène qui restera culte, de celle dont on se dit “on y était”. Pour finir en beauté cette merveilleuse 77e édition du Festival d’Avignon, Tiago Rodrigues a repris sa casquette de comédien pour nous offrir sa célébrissime pièce de résistance, By Heart. Grandiose.
By Heart est en soi une pièce culte. Elle se donne et s’expérimente depuis dix ans, dans le monde entier. Partout, ici en Europe et au-delà, elle met la connaissance au cœur dans un spectacle qui donne nombre d’outils pour lutter contre la connerie. Mais, le choix de « faire » By heart en clôture de cette incroyable édition du Festival posait au moins deux questions. La première était : comment créer de l’intime dans l’immensité de la Cour d’Honneur ? La seconde, comment le directeur du Festival peut arriver à redevenir comédien ?
En conférence de presse le matin même, Tiago a dit une phrase qui résume bien By Heart : « tout peut changer en une journée ». Alors, sans dévoiler la part happening de By Heart, disons juste que lorsque Tiago, vêtu d’un tee-shirt à l’effigie de George Steiner, seul en scène avec 10 chaises qui l’entourent, déclare “Moi aussi je suis allergique au théâtre interactif”, il vous ment. Vous allez rire beaucoup, vous allez être touchés et à la fin, comme très souvent dans cette édition, vous allez finir effondrés en larmes.
By heart est presque une commande. Sa grand-mère, Ãndida, 94 ans pour l’éternité, ne voit plus. Elle a demandé à son petit-fils, lui qui la couvrait de livres, de lui en apprendre un par cœur, pour qu’aveugle, elle puisse lire encore. Le performeur en appelle à Georges Steiner pour lui demander conseil et convoque sur le plateau Boris Pasternak, Mandelstam, Shakespeare et Ray Bradbury.
Doucement mais surement, par éclats, Tiago Rodrigues nous explique, nous arme. Quand un fascisme ou un populisme prend le pouvoir, les livres sont brûlés, ou censurés. La culture est toujours ce que les dictatures ou les pouvoirs totalitaires attaquent. À leur retour au pouvoir, les Talibans ont brûlé les livres. Et sans aller aussi loin, il n’est pas inutile de rappeler, puisque le Festival d’Avignon se tient en Vaucluse, qu’en 1996, la ville d’Orange, lors de l’arrivée du Front National à sa direction, a vidé la bibliothèque de livres tels que Les Mille et une nuits.
Comment résister ? La solution proposée est d’apprendre par cœur. En portugais, le mot decorar veut dire” apprendre par cœur” et aussi “décorer”. Tiago dit « c’est beau non ? ».
Alors, il va décorer nos intérieurs du Sonnet 30 de Shakespeare. On ne vous dira pas ici comment, mais le procédé est formidable, il touche à l’intime, dévoile des pudeurs, sans jamais déshabiller personne.
« Quand, assignant mes pensers silencieuxAu souvenir des ombres du passé,Je soupire sur tant d’espoirs précieuxEt rends plus noir le deuil de mes années,
Moi qui pleure si peu, je pleure alorsSur des amis perdus au noir des nuits,Sur les tourments d’un amour mort, bien mort,Et la perte de tant d’êtres enfuis.Je peux souffrir de souffrances anciennesEt alourdir de regret en regret, Accumulant le compte de mes peines,Le lourd tribut que sans fin je repaie
Mais si je pense à toi, mon doux ami, Rien n’est perdu, mon chagrin est fini. »
Cela, tout spectateur venu dans la Cour, le saura par cœur. On retient une autre phrase, de Steiner cette fois : « Je crois que nous sommes ce que nous sauverons”.
By Heart est un spectacle de crise, qui dit le XXe siècle. Cette grand-mère, très cultivée, est née en 1919. Elle a connu la Seconde Guerre Mondiale et a vu l’entrée dans le XXIe siècle le jour où les Tours sont tombées. Il nous met face à nos contradictions. La possession devient illusoire dans un monde dans lequel le racisme, la misogynie et le négationnisme sont invités à l’Assemblée Nationale. Pour faire taire les « connards » ne devrait-on pas fuir en emmenant « dans nous » des bibliothèques entières ?
Entre le moment de sa création et aujourd’hui, Tiago Rodrigues s’est installé en France. Il rappelle, en riant toujours du pire, que l’exil est une expérience physique. Il cogne sur des consonnes qui n’existent pas en portugais. Cela donne des bijoux de poésie-politique dont il a le secret : s’enfuir ou s’enfouir ? À vous de voir. Il fait le clown pour nous cueillir plus fort encore. Il nous fait rire en showman de la résistance, il est l’Europe à lui tout seul, il est la preuve que cette idée est « Possible ».
By Heart dans cette version en plein air, et surtout, dans LE lieu qu’est la Cour, avec toute sa charge émotionnelle, s’est teinté de touches mystiques.
Au début du festival, dans Le Jardin des Délices, Philippe Quesne fait dire à l’un de ses personnages : « et le fantôme dit, j’aimais bien la vie ». Le Mistral a soufflé hier pour la première fois sur le dernier spectacle. On n’est pas à un symbole près. Sur scène, les pages des livres se sont mises à tourner toutes seules, comme si « quelqu’un là-haut lisait très très vite ».
Des « quelques-uns » là-haut, il y a en a beaucoup, bien plus que nous, les vivants. Et c’est seulement en ingérant les textes que les mémoires ne s’effacent pas.
Dans un geste à l’image de toute cette édition, au moment des saluts dithyrambiques, les 700 salarié.e.s du festival sont montés sur scène à la fois pour dire au revoir, mais aussi pour rendre hommage à Cédric Vautier qui était responsable des ateliers lumières du festival. Toute la 77e édition lui était dédiée.
Visuel : By Heart, Tiago Rodrigues, 2023 © Christophe Raynaud de Lage