Une jeune femme épouse un officier de santé, lequel s’avère bien terne et bien décevant. Alors, bien sûr, la jeune femme prend un, puis deux amants… C’est bien à une adaptation de Madame Bovary que se livre la metteuse en scène catalane Carme Portaceli. Une version rock et romantique, touchante et ironique, bref un mélange d’émotions contraires et pourtant parfaitement cohérentes.
Carme Portaceli avoue un goût certain pour les héroïnes du XIXe siècle : la Nora de Maison de poupée (façon Jelinek), Jane Eyre, comme on l’a compris, Emma Bovary, et bientôt, Anna Karénine. Rejet des conventions, amour de l’absolu, quête de liberté féminine ? Sans doute tout cela à la fois, qui nous paraît toujours aussi contemporain.
Pour Bovary, elle a fait appel à deux comédien·nes flamand·es, Maaike Neuville (Emma) et Koen De Sutter (Charles). Emma a troqué ses bandeaux bruns qui faisaient l’admiration des sien·nes pour des cheveux courts et blonds. Elle apparaît en pantalon noir et col roulé, quand son époux entre en scène en chemise, jambes nues. Une façon d’ancrer l’histoire dans le XXIe siècle ?
En réalité, rien n’est moins simple. Maaike Neuville revêt bientôt une crinoline de théâtre, qu’elle recouvre d’une robe blanche et décolletée, et Koen De Sutter enfile enfin un pantalon. Se superposent ainsi deux temporalités, qui sont aussi deux univers : le XIXe et le XXIe siècle, la passion romanesque et la terrifiante trivialité de la vie quotidienne. Quant aux amants d’Emma, ils n’auront droit à la chair d’aucun acteur : évoqués simplement par Emma, ce sont des êtres de mots, eux qui ont tant promis et n’ont rien accompli.
À l’inverse, le corps d’Emma se démultiplie en une infinité de jeux d’ombres et de lumières. De grandes ombres à cour, quand elle relate sa relation avec Rodolphe, une toute petite ombre à jardin, quand elle en vient à sa neurasthénie. À côté, Charles est bien pâle : ses ombres sont à peine visibles, déjà presque estompées aussitôt qu’apparues.
Car, plus que dans le récit que font l’un et l’autre personnage de leur histoire, c’est dans le travail des corps, de la lumière et de la musique que réside l’intérêt de cette proposition. Le jeu de Maaike Neuville devient rapidement chorégraphie, avec des emprunts aux poses romanesques stéréotypées – station debout les bras en l’air, corps alangui sur un canapé. C’est une chorégraphie plus expressive que les mots, les surtitrages devenant superflus, quand les corps sont suffisamment éloquents. L’ombre de ce corps aux mains relevées en couronne évoque alors une poupée miniature, symbole de la réification à laquelle Emma Bovary refuse de se soumettre.
La musique enchaîne pour sa part des sons pops – pour l’évocation du mariage – et plus classiques. Le passage de la sortie à l’opéra est l’occasion de faire entendre sur scène une cantatrice, Ana Naqe, qui interprète superbement la Lucie de Lamermmoor de Donizetti. Assise sur un canapé, Emma la regarde avec nous, fascinée, et trouve ici un nouveau double, de chair et de voix, qui dit avec art les déconvenues qui attendent les femmes dans nos sociétés.
La révolte d’Emma contre le carcan bourgeois qui l’attend apparaît donc dans ces multiples doubles qui la distinguent de ses amants absents et de son mari à l’ombre inconsistante. Surtout, cette proposition brille par l’art de juxtaposer les époques, les émotions et les grilles de lecture, où le premier degré voisine toujours le second, comme c’était le cas dans l’écriture de Flaubert. Tout en étant fidèle aux recherches et problématiques présentes chez Flaubert, cette mise en scène présente une voie singulière et efficace.
Bovary, adaptation de Michael De Cock, mise en scène de Carme Portaceli, d’après Gustave Flaubert, en flamand surtitré en français. Au Théâtre Nanterre-Amandiers jusqu’au 3 mai.
Visuel : © Danny Willems