Au Théâtre de la Tempête, Armel Roussel s’empare du texte de Bertolt Brecht, Baal, dans une version où tous les murs et les faux-semblants tombent et où la folie se noie dans une fête lumineuse. Brillant.
Baal, c’est l’histoire d’un mec qui boit trop mais pas pour rien. Génie, poète sans publication, il s’enfonce dans lui-même. Il accumule les séquences et les mondes, invite des amis imaginaires et des fantasmes presque vrais pour s’évader. Le plus belge des metteurs en scène français opère de la même façon depuis plus de dix ans. Il s’empare d’un texte pas trop ancien et voit comment il tient le choc dans l’époque. Par exemple, en 2012, il avait adapté Ivanov de Tchekhov dans une mise en scène où la vodka coulait à flot. Et en 2020, il éclairait L’Eveil du printemps de Frank Wedekind.
Ici, nous sommes convié.es, pour commencer, à une remise de prix littéraire. Monsieur Mech (Vincent Minne) nous accueille côté jardin avec un verre de vin et un petit canapé au saumon. Baal (Anthony Ruotte) joue les chauffeurs de salle en nous faisant chanter « Psycho Killer » de Talking Heads. La distanciation brechtienne est là, avant même que la pièce n’ait réellement commencée, nous sommes mis.es au courant : « Bienvenue, c’est une fête », nous crie-t-il les yeux exorbités. Immédiatement, Roussel nous rappelle que nous sommes ici et maintenant. Il convoque le lieu, ce Théâtre de la tempête, et Cher connard de Virginie Despentes. Ici, et maintenant donc. Roussel surligne la misogynie et les comportements masculinistes de Baal et Mech pour ensuite nous faire entendre que ce n’est pas le sujet de cette mise en scène. Non, le sujet c’est de montrer comment la folie est renvoyée au coin (du bar).
Dans le fond et la forme, la pièce est un tourbillon. Un tourbillon de jeu et de passion. Quand Brecht écrit, il a 19 ans, et cela se sent dans tous les éclats de ce texte qui parle d’amour et de désir avec les tripes et le sang. Baal nous raconte son very bad trip sous la forme d’une dizaine de séquences. Il parle de son ami imaginaire, son double, Ekart, de Johanna (Emilie Flamant), la fiancée mineure de Johannes (Lode Thiery) avec laquelle Baal couche. Il parle aussi de son amour pour Sophie (Eva Papageorgiou) jusqu’en Andalousie, de ses contrats avec le véreux John le sournois (Romain Cinter), de son désir pour les bras de la serveuse (Berdine Nusselder), tout cela sous le regard de la discrète danseuse Uiko Watanabe.
Baal dans la lecture de Roussel, met en scène un naufrage, triste, sans espoir. La boule à facettes n’y fait rien, le bal de ce Baal est un leurre. Nous sommes dans une maison de fous sans personne pour soigner personne. Il ne reste que l’alcool qui se sert alors qu’il faudrait arrêter. Ces scènes de beuverie dans l’immense bar qui sert de beau décor à toute la pièce pourrait être un artéfact d’hôpital psychiatrique, si seulement, il en restait. La direction des comédiens et comédiennes est au cordeau. Iels jouent sur le fil de l’alcoolisme, iels débordent, parlent gras, décompensent. Mais iels le font en musique, avec des refrains et des mélodies kitschs que tout le monde connait. Cela aussi permet de rassembler et d’être uni.es dans ce collectif. Roussel convoque Dalida, Amélie Poulain, « Immensità », pour nous entraîner encore plus dans les « cascades mentales » de ce héros de plus en plus à poil face à sa schizophrénie, en prise à une brutalité heureuse. Parfait.