Dans un spectacle en trois parties, le metteur en scène explore l’Autriche d’avant et d’après guerres par le biais des regards acerbes d’Arthur Schnitzler à Thomas Bernhard et approche la fin de l’espèce humaine. C’est du Gosselin, c’est magistral !
Tout commence par un set électro orchestré par Guillaume Bachelé et Maxence Vandevelde qui, d’emblée, fusionne plusieurs types de culture et déstructure les codes habituels de théâtre. C’est jouissif, mais, à vrai dire, il n’est pas facile de saisir ce que cette partie va apporter à la globalité de la soirée. Nous sommes autant à Montpellier qu’à Rome en 2023 et, alors que l’Italie est gouvernée à l’extrême droite, les danseurs en transe boivent des bières et se préoccupent peu d’un monde qui s’assombrit politiquement et se désagrège écologiquement.
Un premier entracte établit une rupture et nous plongeons dans la deuxième partie dans du théâtre « à la » Gosselin, du théâtre filtré par les caméras dans lequel une distance considérable (physique comme temporelle) nous sépare des comédiens. C’est alors le moment d’Arthur Schnitzler, cet analyste pessimiste de la dégradation de la société autrichienne d’avant 1914 puis d’entre-deux-guerres.
Dans une soirée décadente, on retrouve Albertine et Fridolin, Aurélie et Falkenir, et d’autres personnages tirés des récits La Nouvelle rêvée, de La Comédie des séductions et de Mademoiselle Else. L’occasion nous est donnée de nous souvenir de la radicalité et de la puissance provocatrice de l’auteur autrichien et de le rapprocher du Monde d’hier décrit par Stefan Zweig, un monde voué à la destruction qui débouchera sur l’horreur nazie.
Dans cette ambiance d’orgie où s’ébattent et débattent des personnages aussi antipathiques que fats, on ne peut s’empêcher de penser à Eyes Wide Shut dont le scénario de Kubrick fut inspiré de La Nouvelle rêvée. La fin est apocalyptique, l’extinction de l’espèce humaine n’est pas loin.
L’exercice est évidemment virtuose tant par le mouvement des caméras que par le sous-titrage qui a pour charge de passer continuellement du français à l’allemand au gré des dialogues prononcés par les fabuleux comédiens de la compagnie Si vous pouviez lécher mon coeur (Guillaume Bachelé, Joseph Drouet, Denis Eyriey, Carine Goron, Victoria Quesnel, Maxence Vandevelde) et de la troupe de la Volksbühne de Berlin (Zarah Kofler, Rosa Lembeck, Marie Rosa Tietjen, Max Von Mechow). Cette virtuosité technique sera évidemment reprochée par les mêmes qui refusèrent le dispositif dans Le Passé créé en 2021 sur la base du matériau théâtral de Leonid Andreïev. Ceux qui ne sont pas figés par les codes propres à chaque art se laissent emporter par cet exercice hybride que l’on peine à appeler juste « théâtre ».
Le théâtre, on le retrouve dans toute sa simplicité dans le long monologue de troisième partie dans lequel Thomas Bernhard règle ses comptes de manière définitive avec l’Autriche par le truchement d’une famille abhorrée. Retour à Rome, cette fois en 1983, le public s’est rapproché de la conférencière autrichienne (fabuleuse Rosa Lembeck) et la patrie de Schnitzler et Bernhard n’est pas à la fête. On y fustige la médiocrité crasse à l’ombre de Mozart et d’Haydn, on rappelle quels zélés nazis furent certains habitants du pays natal d’Hitler. Lorsque la comédienne sollicite la souffleuse assise à côté de nous, la faillibilité subitement révélée par ce trou de mémoire permet de savourer le plaisir de côtoyer ces artistes prêts à arpenter tous les dangers sur 45 minutes de seule en scène. Des failles, il y en a eu tellement peu dans cette soirée à hauts risques que l’on acclame au moins autant les interprètes que les vidéastes et techniciens.
Arrivés à la fin de ce voyage commencé en 1913, on prend conscience que chez les danseurs du début, il y avait une part d’occultation de la réalité funèbre de notre époque. Schnitzler a prophétisé la fin d’un monde qui a finalement accouché du chaos. Bernhard a rêvé d’extinction de ses compatriotes qu’il détestait. En 2023, plus de Schnitzler, plus de Bernhard… On danse sur le volcan en attendant la fin.
La boucle est bouclée. Gosselin confirme qu’il est l’un des metteurs en scène les plus talentueux de notre temps, un admirateur de Frank Castorf qui ose d’autant plus retrouver la radicalité qu’elle se nourrit de sa collaboration féconde avec la Volksbühne de Berlin. On sort essoré, plein de questionnements, mais prêt à lire avidement ces récits emplis de putréfaction humaine et fasciné par cette plongée funèbre dans une prophétie qui n’attend que la bonne conjonction d’éléments pour survenir.
Extinction (Si vous pouviez lécher mon cœur / Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz)- Prochaines dates :
Les 12 et 13 juin : Wiener Festwochen, Vienne
Du 7 au 12 juillet : Festival d’Avignon
Les 7, 9, 10, 14 septembre et les 7, 8, 20, 21 octobre : Volksbühne Berlin
Les 10 et 11 novembre : De Singel, Anvers
18 novembre : Festival Next, Phénix de Valenciennes
Du 29 novembre au 6 décembre : Paris
Les 5 et 6 janvier : Volksbühne Berlin
Les 23 et 24 mars : Théâtre de la Ville de Luxembourg
Visuels : © Simon Gosselin