Le metteur en scène israélien installé en France nous propulse au cœur de la vieille ville de Jérusalem, tout près de la porte des Lions, et y lâche trois drôles d’oiseaux pour ausculter un fait divers triste et sordide, concentré de toutes les tensions qui enflamment la ville des trois monothéismes. Un geste qui prend toute son ampleur au Théâtre du Nord, à Lille, dans le cadre du festival NEXT.
Iyad Al-Hallaq, un Palestinien de 32 ans, a été abattu le 30 mai 2020 dans la Vieille Ville de Jérusalem. C’est le dernier jour du Ramadan et le premier jour de Souccot, en plein Shabbat, en plein Covid. Ce jour-là, le jeune homme, atteint d’autisme, se rend à son école spécialisée. Les policiers jugent son comportement suspect. Ils le coursent. Terrifié, Iyad s’enfuit avec son aidante Warda et trouve refuge dans un local à poubelles, via Dolorosa. C’est là qu’il est abattu par un soldat. À ce moment-là, les policiers qui donnent l’alerte en sont persuadés : il s’agit d’un terroriste. Voilà pour le fait. Enfin… ce que montre la pièce dans tout son long, c’est que tout le monde a des versions différentes, de Warda au soldat. Pour nous raconter la folie qui entoure cette affaire, qui en Israël a eu les mêmes répercussions que le meurtre de George Floyd aux Etats-Unis, Yuval Rozman passe par une fable animalière, dans une forme d’insolence et de beauté qui croise autant George Orwell, les Monty Python et South Park.
Nous voici donc en compagnie de deux oiseaux, Bulbul (Gaël Sall) et Drara (Cécile Fisžra), le premier est juif, l’autre est palestinienne. Il et elle se saluent en VO, en arabe et en hébreu, et arrivent à se parler. Il et elle sont flamboyant·e·s : les costumes de Julien Andujar sont dignes d’une collection haute couture, lui dans des teintes de rose, les flancs gonflés de deux pans ornés de boules, et elle, en tenue toute verte faite d’une multitude de lames de tissus. Comme de bons oiseaux, ils piaillent, volant bien au-dessus de la cité mythique. Lui est brouillon, très agité, il a tout de la gestuelle d’Eric Cartman. Sur scène, il y a des liens qui pendent partout. Par là, un gros nid d’oiseau ; un peu au fond, une immense boîte à shawarma ; et de l’autre côté, d’autres accessoires. Le lien à la bouffe de rue est omniprésent dans la pièce, comme il l’est dans Jérusalem. Les protagonistes boulottent des bagels au zaatar, du knefé dégoulinant, et ne laissent pas s’échapper une miette de pita. On sent le bordel, on sent le chaos. Et là, en 14 secondes, à moins que ce ne soit cinq minutes , le drame arrive. Un soldat tue un autiste. Et pourtant, ce n’est pas si simple. En modérateur neutre, un troisième personnage apparaît : il s’agit de Monsieur Martinet, l’immense Gaëtan Vourc’h, particulièrement impérial dans son habit noir et blanc.
La pièce va d’un grand capharnaüm à l’épure d’une chanson aux allures de poème sensible. On comprend, alors que rien n’est littéral — simplement en écoutant les différentes perceptions du fait, portées par les comédien·ne·s qui nouent et dénouent les fils de leurs pensées d’une façon très symbolique : ils et elles volent, se placent au-dessus de la scène, se balancent et sont parfois sens dessus dessous. Cette idée est géniale. Pour comprendre Jérusalem et pour comprendre la place de la violence en Israël, la présence militaire dans la vieille ville, s’élever un peu ne fait pas de mal. Le soldat a été alerté, il a cru voir un terroriste mettant en danger la vie d’une femme. Il a suivi les ordres. Il avait 18 ans et était en service depuis un mois. A-t-il commis une faute ou était-ce de la légitime défense ? Encore une question de perception. Le procès a duré trois ans et s’est clôturé quelques mois avant le début de la guerre entre Israël et le Hamas. Toutes les discussions entre ces oiseaux, qui nous parlent de lieux où se poser, où habiter, sont des allégories justes de la situation complexe, sursaturée, qui occupe cette région du monde au-delà des murailles de Jérusalem. Yuval Rozman signe là un magnifique spectacle qui adoucit les stéréotypes et redonne foi en un dialogue possible.
Du 19 au 22 novembre 2025 au Théâtre du Nord dans le cadre du Next Festival
Visuel : © Frédéric Iovino