ANTI, signée du metteur en scène Mikaël Serre et du chorégraphe Brian CA, est une expérience scénique à la fois puissante et dérangeante qui interroge les mécanismes de la violence, de l’oppression et de la révolte. Cette proposition artistique hybride, mêlant théâtre et danse, met en scène six jeunes réunis dans un salon familial, lieu de confidences légères qui se transforment progressivement en un espace de tensions, d’affrontements et de questionnements profonds.
Dès les premiers instants, ANTI installe un réalisme brut : les échanges désinvoltes autour de souvenirs d’enfance s’assombrissent rapidement pour laisser place à des récits de violence, de discrimination et d’injustices sociétales. L’écriture rappelle la trivialité d’une sitcom où les dialogues fusent avec une légèreté trompeuse, avant de basculer vers une intensité dramatique qui expose l’âpreté du monde contemporain. Le traitement du texte et des interactions entre les personnages accentue cette sensation de rupture entre le confort apparent du quotidien et la brutalité des réalités sociales.
La mise en scène de Mikaël Serre s’inscrit dans une esthétique de la confrontation. Le réalisme des premiers échanges contraste avec l’abstraction progressive des gestes et des corps, qui, sous l’impulsion du chorégraphe Brian CA, s’engagent dans une danse de l’affrontement et de la révolte. Les interprètes, tels des funambules sur le fil du chaos, donnent corps à une errance physique et émotionnelle inspirée du tanztheater de Pina Bausch, toute proportion gardée. On pense notamment à la performance intense de Lucie Megna-Zürcher, qui alterne jeu théâtral et pole dance sur lampadaire (sic !), incarnant une forme de résistance physique et expressive à l’oppression. De même, le combat chorégraphié entre Vladimir Duparc et Guérin Phan illustre la violence latente qui éclate sous la pression des tensions accumulées.
ANTI fonctionne comme une lente montée en tension où la parole cède progressivement le pas au mouvement. Ce glissement est crucial : si, dans la première partie, les corps subissent les événements, dans la seconde, ils choisissent la révolte, l’opposition, l’émancipation. La danse devient un exutoire, une nécessité, une arme. À travers des gestes de survie, les interprètes explorent la dualité entre la soumission et la résistance, entre l’acceptation et la contestation. Passé un ensemble virtuose où les corps sont poussés aussi fort que les BPM font trembler le Grand Théâtre du Luxembourg, les interprètes semblent incarner les pires monstres du cinéma d’horreur tels des zombies ou des adolescentes possédées et hyperlaxes façon L’Exorciste. Cette mutation n’est pas sans rappeler cet être qui rôdent tout du long de la pièce et sans que personne s’en inquiète. Il porte un masque horrifique, à la Michael Myers du Halloween de John Carpenter, artefact de nos masques sociaux portés bien souvent comme un poids et qui permettent de cacher, pour les pires d’entre nous, les possibles monstres que nous sommes. La violence est donc partout, intrinsèque à l’homme, à l’histoire de l’Humanité alors comment composer avec les forces du mal ?
ANTI se clôt sur la lecture d’un texte d’Annie Le Brun, laissant planer une ultime interrogation : face à la montée des violences et des extrêmes, doit-on subir, combattre ou déserter ? Si la pièce n’impose pas de réponse tranchée, elle n’en suggère pas moins que la désertion peut être une forme de résistance, une manière de se soustraire aux cadres imposés pour mieux réinventer des formes de lutte et de contestation. Un pas de côté le temps de la ressource, du rebond.
Oeuvre percutante qui bouscule les codes du théâtre traditionnel pour proposer une réflexion incarnée sur les formes contemporaines de révolte, ANTI oscille entre chaos et harmonie, interrogeant finement ce qui, aujourd’hui, nous pousse encore à nous lever contre l’injustice. Ceci posé, force est de constater que l’œuvre créée en remplacement de Groove Club du chorégraphe Jean-Guillaume Weis, annulé à quelques semaines de sa programmation souffre de quelques faiblesses dramaturgiques ou chorégraphiques tout comme son propos sur la violence mériterait d’être éclairci, mieux fléché. N’empêche ANTI impressionne par la rage de ce collectif à dénoncer un monde courant à sa perte.
Vu au Grand Théâtre du Luxembourg, le vendredi 31 janvier 2025
©Patrick Galbats