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« After show », L’Avantage du doute se mesure au vivant

par Marie Anezin
12.11.2024

Se frayer un chemin entre les noirceurs du monde ou les affres de la création est un exercice périlleux ; l’audacieux collectif L’Avantage du doute, avec son After show, s’en sort joyeusement et avec panache.

After show, un « après » qui parfois est le « maintenant » d’un « avant ».

L’Avant-Maintenant-Après s’entremêlent dans le boulier du loto de nos vies. Difficile de tirer dans le bon ordre le trio gagnant, garant d’un bonheur, ou au mieux d’un bien-être qui amenuirait l’impact négatif des événements mondiaux. Notre ici et maintenant, surtout actuellement, ne peut se départir du passé, navigant entre un « c’était mieux avant » et la crainte criante d’un « Après apocalyptique » au goût mortifère de déjà-vu, ignorant l’avertissement réitéré d’un « Plus jamais ça ! ».
Le collectif L’Avantage du doute fait de ses peurs du lendemain une bouffonnerie d’aujourd’hui, en s’appuyant sur leurs expériences passées et les intellectuels qui ont forgé leur pensée. Sur la scène du théâtre Joliette, à Marseille, lors de la première, Red, un ex-singe devenu homme, fait la une d’une émission en public. Il y expose sa transformation, assortie d’une magistrale chanson en forme de cri pour ses ex-compagnons de cage : les poux. Entre dystopie, référence kafkaïenne et coup d’éclat documentaire farceur : « Avant je montais la façade, maintenant je prends l’ascenseur. » Nous voilà embarqués dans le train de l’absurde. Les comédiens, tous brillants, font leur numéro dans le grand cabaret de l’existence. De cette succession de solos et d’improvisations, la dérision sort vainqueur, mais la fluidité de la dramaturgie est affaiblie, les articulations manquant pour le moment d’une certaine lisibilité. Mais est-ce si gênant ? Cela laisse pressentir le chemin parcouru tout comme celui qui reste à faire, et démontre surtout l’authenticité de la démarche collective sans metteur en scène à demi planqué qui finirait par tout lisser, pour un résultat final bien propret. Le processus de création déborde de ce spectacle plus encore que les thématiques qu’il aborde et qui finissent par trouver une concordance. La vie, la mort, le théâtre… le doute et la prise de risque n’en sont-ils pas les principaux moteurs qui nous amènent à ce statut de survivant ?

« Penser, c’est exercer son esprit à partir en visite. »

Submergés par ce flot de paroles saturées, brutes, brouillonnes, ce trop-plein déposé, les spectateurs ne savent plus très bien qui a écrit ou dit ceci ou cela, à l’instar des multiples informations dont ils sont abreuvés quotidiennement par divers canaux, parasitant le filtre personnel de leur pensée. Contrairement à certains spectacles qui réclament tellement un spectateur actif qu’ils en omettent de fournir un contenu à leur pièce, After show donne matière à penser. Sans forcément de position définie, mais ancré dans le doute et la philosophie, il alimente le mouvement perpétuel de la réflexion. Cette pièce fait effet dans son ensemble, dans le recul d’« after show » justement. Celui où l’on dénombre ce qui nous en reste, en images et contenu.
Connu pour disséquer la façon dont l’art, le politique et l’intime tricotent nos vies au-delà de nous, le collectif L’Avantage du doute produit cet effet magique : sans avoir vu la limite entre notre hésitation à aimer ou à être intéressés, nous voilà DANS le spectacle, dans le bonheur total d’un vécu qui nous change et fait électrochoc. Par le filtre du sensible, de l’individuel, les cinq comédiens nous amènent à nous réapproprier les événements dans leur universalité, non plus dans une approche raisonnée, mais en résonance. L’évidence est là : nous y sommes. Nous nous sommes frayés ensemble un passage, nous avons trouvé le chemin en évitant de tomber dans les écueils…

Ajouter la vie aux jours

« Poser son regard sur la beauté, c’est poser son regard sur la mort », dit Visconti, et c’est bien de cela qu’il s’agit dans cette pièce, en inversé. De ces morts retrouvées, de ce passé déterré, naît une poésie, une beauté qui amène à un moment de grâce où nous voilà totalement embarqués, en suspension au-dessus du noir. Les cinq regards des comédiens de L’Avantage du doute s’unissent pour débusquer, non plus un sens à ce monde — bien trop tard pour cela — mais une brèche où quelques éclats de pureté se seraient abrités des terreurs, des cataclysmes, des massacres. Une beauté qui émergerait de ce monde si noir, de plus en plus noir, tellement noir qu’une couleur à son effigie s’est créée : le Vantablack. En essayant de lever le voile de cette noirceur, ils retournent aux origines. Nadir Legrand ne mime pas l’accent du Midi, il retrouve les intonations de son plateau de Valensole, qu’il assaisonne de farces et de phrases sensibles, imagées : « je fouille dans mon arrière-pays » ou référentes : « La joie demeure. » La beauté est dans cette écriture, mélange d’écriture de plateau et de textes aux consonances lyriques, romanesques, belles et inspirantes.

Mort, es-tu là ?

Et quand s’ouvre la petite porte du passage dans le mur de la mort, vient la résurrection des figures aimées qui envahissent le plateau. Guidé par les boussoles qui ont accompagné leurs parcours personnels et professionnels — un Bruno Latour que l’on débauche pour expliquer la révolution cosmologique, une Hannah Arendt, très pétroleuse — le spectacle trouve ici son équilibre, donnant un sens à ces regards choraux qui avaient du mal à s’assembler dans nos têtes et qui, somme toute, révèlent une construction dramaturgique aventureuse où le chemin du processus de création d’un collectif se dévoile, sans peur du vide ni d’en montrer les conditions pour que cela prenne sens.
Puis vient la mort. Une mort majestueuse, imposante et meringuée à la Castellucci, qui, tombant son masque, nous coupe en deux, telle la faux de la grande dame, les tripes à l’air. Nous suffoquons de poésie, de tendresse, d’humour noir. Au lieu de nous ôter la vie, cette mort incarnée avec tellement de puissance, de tendresse, d’ingéniosité par Maxence Tual nous insuffle l’énergie vitale pour fuir la résignation, la paresse intellectuelle.
Cette veuve noire nous tend la main, rejetant le drap du commun pour tirer à soi la douce couverture du singulier ; chacun peut ainsi faire au mieux son lit au milieu de la lie du monde. Et se coucher en éveil, presque heureux, tout au moins, moins craintif et momentanément sorti de l’impasse.

Vu lors de la première au Théâtre de la Joliette, à Marseille le 5 novembre.

À Paris, au Théâtre du Rond-point, du 22 novembre au 21 décembre

Visuel : ©JeanLouisFernandez