Dans un spectacle un peu fou et foutraque donné au Vieux-Colombier, Marina Hands et Sébastien Pouderoux incarnent le couple anticonformiste que forment l’actrice Gena Rowlands et le réalisateur John Cassavetes. Une ode généreuse et mouvementée à la vie et à l’art.
Avec une belle liberté de ton et d’invention, un humour bien corsé, et une bonne dose de sincérité, le sociétaire de la Comédie-Française Sébastien Pouderoux s’est associé à Constance Meyer pour l’écriture et la mise en scène, ainsi qu’à la dramaturge Agathe Peyrard, pour concevoir un spectacle dans lequel il convoque deux figures légendaires du cinéma américain indépendant : Gena Rowlands et John Cassavetes, unis à l’écran comme dans la vie. Sur scène, l’acteur qui joue lui-même Cassavetes, met en évidence la complexité de l’homme et l’intransigeance de l’artiste. Possiblement asocial, et caractériel, celui-ci peut sans vergogne en venir à brutaliser son entourage, qu’il soit professionnel ou familial. Cette facette du personnage incontrôlable se dévoile notamment dans la série de témoignages que livrent à la police ceux qui le connaissent et l’entourent au quotidien. Ils sont tour à tour interrogés pour les besoins d’une enquête (fictionnelle) faisant suite à une plainte pour coups et blessures déposée par un ancien chef opérateur après qu’une bagarre ait éclatée à l’issue de la projection d’un de ses films. Parmi les témoins, sa femme, magnifiquement incarnée par Marina Hands, pleine d’éclats et d’émotions. Entre eux deux, ça crie beaucoup, ça s’électrise, avec une verve et une vivacité tout à fait captivantes. A la fois grave et rieuse, leur existence se place sous les signes d’une créativité excitante, et surtout d’une radicalité dans leur manière d’être, de se parler, de s’aimer. Mariés seulement quelques mois après s’être rencontrés, les deux artistes aux personnalités paroxystiques vont tourner ensemble de nombreux films – Shadows en 1958, et surtout, Une femme sous influence sorti en 1974 -, des films au style novateur qui s’affichent comme une certaine utopie en matière de production et de réalisation, mais qui relèvent aussi d’une véritable mise à l’épreuve des participants tant ils se sont fabriqués dans la joie comme dans la douleur.
Brouillant les frontières entre la sphère publique et la vie privée, l’espace à la fois unique et pluriel qui sert de décor s’offre comme un véritable lieu de vie et de travail, un lieu propice à l’explosion d’une pleine effervescence. Les films se tournent à la maison, dans l’intimité du salon, au milieu de la cuisine, autour d’une grande table à déjeuner grouillant de monde, d’amis ou de relations, dans un perpétuel mouvement d’agitation. Le réel et la fiction ne cessent de s’interpénétrer. Le cinéma est pensé et vécu comme le prolongement de la vie. Les choses s’y donnent à voir, sans filtre et sans fard. Une communauté d’artistes, techniciens, comédiens, occupe cette ruche en continu. On y compte Peter Falk, connu pour son rôle récurrent de Columbo à la télé. Incarné avec panache par Nicolas Chupin, il est un des acteurs fidèles du cinéaste.
Le portrait réalisé à partir de divers documents et entretiens d’archives dessine des personnages forts en tempérament qui sont devenus à l’évidence une savoureuse matière à jouer et à inventer pour les comédiens du Français. Il délivre aussi une pensée profonde du cinéma et plus généralement de l’art, celle d’un Cassavetes en proie à une infatigable et obsessionnelle quête de vérité. Même mal reçu et vilipendé par la critique Pauline Kael (Dominique blanc, si drôle et irrésistiblement vacharde) qui ne rate pas une occasion de pourfendre l’œuvre et l’artiste dans les colonnes du New Yorker comme au cours de ses cinglantes interventions à une émission-débat de type Le Masque et la plume plaisamment pastichée, Cassavetes a ancré en lui la certitude de devoir continuellement chercher à aller « contre », faire bouger les lignes, renverser les conventions, refuser l’inconfort, en « désinstallant » ses acteurs aussi bien qu’en déroutant les spectateurs. Il est incontestablement réjouissant de voir ce principe salutaire faire un effet de contagion sur la troupe du Français qui produit un stimulant spectacle de rentrée.