Comment mieux commencer 2024 ? Un spectacle alliant deux pièces du dramaturge argentin Copi, créé par le Munstrum Théâtre et mis en scène par Louis Arene, ingrédients qui prévoient un résultat littéralement explosif. Le spectateur sera comblé au-delà de ses espérances !
40° sous zéro couple deux pièces de Copi, L’homosexuel ou la difficulté de s’exprimer et Les Quatre Jumelles. Tout commence lorsqu’un personnage haut-perché, abrité sous une sorte de sac de couchage en patchwork et pourvu d’une imposante coiffure, interprète langoureusement Girls wanna have fun. Quelque chose d’inquiétant se trame, mais surtout de totalement hilarant. Le décor est posé.
Les entrées en scène qui suivent, celle de Madre puis celle d’Irina, n’en finissent pas de faire rire, entre Madre qui sert les tripes d’un animal qu’elle vient d’éventrer et Irina qui veut « chier » le bébé dont elle est enceinte. La crudité est, dans le moindre mouvement, totalement exagérée et comique. Toutes deux ne sont ni vraiment femmes, ni vraiment hommes, et l’ont ne sait pas encore bien s’il s’agit d’un jeu théâtral comique ou d’une identité transsexuelle des personnages. L’arrivée de la maîtresse de piano Garbo et son amour passionnel pour Irina, de même que les allers et venues d’un chien alias objet sexuel, achèvent de brouiller les pistes de genre en réduisant ces quatre êtres à leurs pulsions les plus obscènes.
Dans les Quatre Jumelles, c’est le désir de tuer qui prend le contrôle de la scène. Maria semble vouloir se débarrasser de Leïla, Joséphine et Fougère font irruption. Toutes les quatre, incarnées par des hommes, revêtent un accoutrement décalé, aux influences asiatiques pour les premières et punk pour les secondes. Très kitsch, et très accros à la drogue, surtout à l’héroïne, dont la poudre blanche recouvre peu à peu la scène… Elles s’entretuent continuellement et leur retour à la vie s’encombre de moins en moins du vraisemblable. De même que leurs gestes, qui à la fin ne sont plus que des mimes. Seul compte cette pulsion assassine, pour l’obsession de l’argent.
Chacune des deux pièces se déroule en huis clos, aux marges de l’existence, dans un climat glacial qui renforce clairement le sentiment d’isolation. Pourtant, la civilisation n’est pas loin des personnages, qui interagissent dans un espace confiné dont ielles prévoient de s’enfuir. Les raisons de leur présence sont relativement obscures. On ne sait pas si Irina et Madre sont là à cause de, ou grâce à leur transsexualité, mystère que désespère de percer Garbo. Les sœurs Smith et les sœurs Goldwashing sont obsédées par l’or qu’elles espèrent trouver en Alaska, mais ne rêvent que d’en partir, sans se faire prendre.
Tout est ici indécent. Du sang qui gicle aux nombres des relations sexuelles d’Irina, en passant par l’impossibilité de tuer les jumelles (elles finissent par déchirer les rideaux qui bordent la scène), plus aucune convention ne saurait subsister, qu’elle soit morale, sociale ou théâtrale. Le plaisir de la violence et, plus largement, celui de l’outrance s’emparent des personnages et se communiquent au public dans le rire.
Les personnages se meuvent avec une précision et une grâce étonnantes. Ils sont chauves, parfois la nudité de leur crâne est à peine masquée par une coiffure artificielle. Irina notamment se couvre la tête de sa propre défection et de paillettes. Elle rappelle le personnage d’Arturo dans la pièce d’Emma Dante, Misericordia. Son monde est ailleurs, elle est désespérément dépendante et désespérément aimée. Sa mort, à la fin de cette première partie, est l’occasion d’une douce et mystérieuse référence au théâtre Nô, dans lequel le masque représente le moment où les acteurs quittent leur personnalité propre pour incarner leur personnage. Ici, il semble que ce soit au contraire l’âme du personnage qui s’évanouit.
Au terme de la pièce, l’ensemble des personnages (ils sont sept en tout) interprète une chorégraphie dans une belle lumière oscillant entre le vert et le bleu, pendant laquelle le temps se suspend. Puis, ils enlèvent ce que l’on pense couvrir seulement leur chevelure, mais s’avère en réalité un masque. Loin de les cacher, celui-ci épousait la forme de leur visage, jusqu’au nez. Cet instant d’une grande poésie fait suite à un numéro final du chanteur qui avait ouvert la pièce, et dont la coiffe contraste avec ces crânes dégarnis.
Le texte de Copi, incarné par la création du Munstrum Théâtre, ritualise la frontière entre réalité et théâtralité. Le drag, l’exagération des mouvements, la sexualité, la mort, le grossissement grossier des personnages, presque tous rembourrés, tout est « énorme », trop pour la scène qui finit en champ de bataille. Les masques déposés au sol mettent délicatement fin à ce que le spectacle avait de plus choquant, ce à quoi le spectateur consentait. Au fond, ce n’était que du théâtre.
La tribune lue par l’un des acteurs à l’issue du spectacle, pour défendre un cessez-le-feu à Gaza, met en perspective la mort et la violence sur scène par rapport à ce qu’il se passe au cœur des conflits humains. Ce que la représentation avait de plus absurde est sublimé par le sens que permet de donner à cet instant une telle prise de recul. Il est toujours possible de consentir à ce qu’il se passe sur scène, pour la réalité, c’est autre chose.
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40° sous zéro est à voir au Théâtre du Rond-Point jusqu’au 27 janvier.
Salle Renaud-Barrault
Du mardi au vendredi, 20h30 – Samedi, 19h30
Relâche : les dimanches et lundis
Durée 1h45
Crédits : © Darek Szuster