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« 1200 tours », le projet monumental de Sidney Ali Mehelleb mis en scène par Aurélie Van Den Daele

par Margot Wallemme
12.03.2024

Œuvre vivante et totale, 1200 tours est le premier volet d’une saga écrite par Sidney Ali Mehelleb. La mise en scène d’Aurélie Van Den Daele propose un enchevêtrement de perspectives dans une mise en espace remarquable et une scénographie surprenante.

 

Des perspectives liées

Nous sommes en France, en 2021. Les années défilent et nos yeux de spectateur·ice·s voient tout, ou presque.

Au centre, la rédaction du magazine «  La Franchise » menée par Eric, rédac chef tenté par la corruption ; et son équipe, André-Paul, Lise, Griselda, Bénédicte et Jonas. Sur le devant de la scène, la vie privée et publique de Raïssa Drama, députée, et de son amoureux Ahmad Hikmet, star du journal télévisé. En hauteur, un écran retransmet la captation directe d’une prison, « version cagibi », dans laquelle sont enfermées la rappeuse X et Mira, son avocate. Sur la gauche, le kiosque à journaux de Mère Courage où vient parfois lire Soraya, une passionnée des trous noirs.

Le 14 juillet 2021, une émeute se déclare à l’Élysée, la rappeuse X est accusée d’appel à l’insurrection et est mise en détention. Raïssa Drama, son amie d’enfance, prend alors publiquement sa défense. Du côté de La Franchise, la quête d’un scoop sensationnel amène Éric à interroger la députée. Cherchant la phrase choc plutôt que le sens, le journaliste publie un dossier accusateur. Le magazine bat des records de vente, Éric tombe dans l’obsession. Sous le joug d’accusations non fondées diffusées par la presse, d’un racisme à peine caché qui assène et déballe sa violence, commence la lutte de X, Mira et Raïssa.

Une « Fable militante, naïve et pleine d’espoir » et des personnages militants, naïfs et pleins d’espoir

Pris·e·s dans des histoires d’intérêts, les journalistes se contaminent, se piègent. Toutefois, le rédac chef de La Franchise n’emporte pas l’ensemble de son équipe avec lui. Trois reporters se mettent à jouer double jeu. Ainsi, face à une presse corrompue, des journaux indépendants se créent. Et, dans cette nouvelle naissance, on retrouve des effluves de militantisme, de naïveté et d’espoir, ces termes dont s’affabule la pièce 1200 tours.

Militante, naïve et pleine d’espoir, c’est aussi ce qu’est la rappeuse X, coincée entre quatre murs à cause de ses paroles. Un stylo et du papier, du fusain et un mur, une pensée et des mots, ces duos qui semblent inoffensifs en cellule ont une puissance incroyable au-dehors. Et, quand X se met à rapper, elle explose les murs, passe les barricades et affirme la puissance de son art. Alors, c’est toute la scène qui est envahie.

Militante, naïve et pleine d’espoir, ce sont également les traits de Raïssa. Ses discours et ses mots rétorquent et balancent des messages forts. Toujours en train de courir, elle essaie de garder le rythme, ne pas se laisser ralentir. Mais, dans sa course, elle trébuche. Or quand Raïssa chute, elle se relève, elle se bat jusqu’au bout pour libérer X, pour parler à voix haute.

Derrière ces multiples perspectives se trouvent des liens, une puissante sororité qui bataille plus fort que jamais. Et sur scène, ce sont les mots qui tranchent, c’est par leurs paroles que les personnages révèlent, militent, crient, revendiquent. Les mots peuvent déchirer, unir, mentir. Chacun·e les utilise et chacun·e les reçoit différemment. Tous ont une intention différente, tous influencent les destins.

 

Décors et métaphores

Au centre du plateau se trouve une mystérieuse souche dont les racines sortent, entaillent et écartent le bitume. Mais cet arbre n’est pas tout à fait mort, la sève brute parcourt encore ses racines et les racines frayent leur chemin. Il y en a au moins une qui s’étend plus loin sous terre, jusqu’à exploser à la surface par manque d’espace. Cette racine nait de maux, provoque la douleur, elle fait trébucher, mais c’est aussi une force, une vitalité qui ne peut être contenue, qui sauve. Métaphore plastique, cette souche interroge, et seule une voix acousmatique en parle de façon ponctuelle.

En arrière-plan, une imposante structure percée accueille le kiosque à journaux, le bureau de La Franchise et un espace vitré étrange. Les lieux sont emboités dans une vitrine dont les rideaux sont parfois fermés. La structure est très bien pensée, elle permet de constituer plusieurs espaces sans jamais que l’on s’y perde.

Avec l’utilisation de l’art numérique, de la captation vidéo en live de la prison, une dimension supplémentaire s’intègre à la scénographie. Les plans filmés rappellent de temps en temps les clips, ils viennent ajouter une chorégraphie supplémentaire aux personnages filmés en gros plan. Du vert au jaune, à mesure que les personnages se transforment, la lumière se renouvelle.

Une pièce très dense, une œuvre complète

1200 tours est un spectacle qui atteint les 3h de représentation, mais cette longue durée ne le dessert pas. Le temps permet d’entrer profondément dans le récit, de poser tous les éléments. Tout comme pour une enquête journalistique, il faut du temps pour comprendre l’évènement.

De plus, la pièce se décompose en deux parties ou plutôt trois si l’on compte le « précipité ». Cette pause de mi-session permet à celles et ceux qui le souhaitent de se dégourdir les jambes, mais le précipité n’est pas un entracte : si l’on reste en salle, on peut observer les comédien·ne·s se livrer à une scène supplémentaire complètement déjantée. Parasols, cocotiers, Laurence Douglas Fink et Bernard Arnault comme invités, c’est la folie assurée. La fête panaméenne fait du bien, elle donne un nouveau souffle qui allège le plateau et défoule l’esprit. Après avoir respiré le rose du Panama, retour à la case prison et accusations. La différence est tellement forte que la scène optionnelle devient un message bien insinué.

Pendant toute la représentation, X dessine sur les murs, puis elle écrit d’une folle créativité sur les parois de sa prison, c’est une œuvre en action. Mais ses mots ne sont puissants que s’ils sont lus par d’autres. Alors, X et son « professeur de dessin » utilisent une technique inspirée de la matière noire pour cacher les messages, ne les rendant lisibles que lorsque le papier est coincé entre deux lumières. Puis, les petits cartons sont dispersés partout à l’extérieur, dans la ville. Ce sont des tracts de conscience, des aplats de masse noire essaimés dans les rues de Paris, déversés sur le public.

 

En conclusion, 1200 tours est une pièce de grande ampleur, autant dans sa production que dans son contenu. Elle est dense de messages que chacun peut trouver dans sa propre interprétation.

L’œuvre est puissante, totale.

Jusqu’au 9 mars au Théâtre de l’Union à Limoges, puis du 20 au 29 mars au TGP à Saint-Denis.

Texte de Sidney Ali Mehelleb
Mise en scène Aurélie Van Den Daele

Avec
Adélaïde Bigot  Lise
Grégory Corre  Eric
Maly Diallo Griselda
Hiba El Aflahi Raïssa Drama
Grégory Fernandes  André-Paul
Coline Kuentz  Mira
Julie Le Lagadec Bénédicte
Benicia Makengele X
Sidney Ali Mehelleb Jonas
Adil Mekki Ahmad Hikmet
Fatima Soualhia Manet Mère Courage
Nima  Soraya

Visuels : ©Thierry Laporte