Dernière étape d’une tournée de l’orchestre philharmonique de Rotterdam, sous la direction de Yannick Nézet-Séguin, cette « Walkyrie » a remporté un immense succès à Paris, sans toutefois parvenir au sommet d’émotions qu’avaient atteintes l’ « Or du Rhin » il y a deux ans.
Yannick Nézet-Séguin est l’actuel directeur musical du prestigieux Metropolitan opera de New York, et à ce titre, y dirige de très nombreuses œuvres, parmi lesquelles la plupart des nouvelles productions de la maison, qui privilégie ces dernières saisons, les créations mondiales d’opéras de commande, illustrant le plus souvent des thèmes d’actualités.
Mais le bouillonnant et charismatique chef canadien s’attache aussi à laisser la marque de sa baguette et de son style, au répertoire plus classique et bien sûr, à l’Everest de celui-ci, le Ring de Richard Wagner.
Il avait donné un inoubliable Or du Rhin, le prologue du Ring, il y a deux ans dans une tournée similaire. C’était le 23 avril 2022 et chacun attendait avec impatience… la suite de ce récit épique des aventures des dieux nordiques et des mortels, autour de la malédiction de l’anneau volé aux filles du Rhin.
D’autant plus que la première journée du Ring, la célébrissime Walkyrie (die Walküre en allemand), est sans doute la pièce maîtresse de la tétralogie à bien des égards.
C’est, de surcroit, la partie la plus souvent représentée quand le Ring n’est pas donné au complet et l’on ne manque ni de références prestigieuses (anciennes ou contemporaines), ni d’enregistrements de toute époque.
Et c’est sans doute également celle qui se conforme le plus facilement à une version-concert tant l’histoire est connue des mélomanes et ne nécessite pas forcément la scène pour être suivie et comprise.
Le fait est que, soit en ne donnant que l’acte 1 comme l’a fait ces derniers mois, Kiril Petrenko avec le Philharmonique de Berlin, soit en proposant l’intégrale, il ne manque pas de Walküre de ce format.
La tournée de l’orchestre de Rotterdam se terminait à Paris après s’être produite à Dortmund, Rotterdam et Baden Baden.
Yannick Nézet-Séguin comme tous les chefs d’envergure internationale, apporte sa propre lecture de Wagner où domine un soin particulier à valoriser chaque série de pupitres comme les superbes solos de violoncelle, de clarinette ou de hautbois de la partition. Ce qui donne une lecture orchestrale d’une incontestable richesse mais où parfois, l’on peine à voir l’implication des chanteurs, pourtant fondamentale dans la conception de l’opéra « art complet » de Wagner qui ne concevait pas de réelle séparation entre les voix et les instruments.
L’orchestre de Rotterdam nous offre de magnifiques sonorités moirées, cuivrées, lyriques ou héroïques, caressantes ou énergiques, autant de couleurs qui donnent une ampleur au drame.
Choisissant lui-même des tempi plutôt lents et ménageant des ralentissements considérables voire des silences, le maestro sait cependant habilement insuffler une accélération progressive et faire monter la tension jusqu’à l’incandescence avec des effets splendides dans la dernière partie de l’acte 1 où lors de l’arrivée des walkyries en ouverture de l’acte 3.
Soulignant ces immenses qualités et à juste titre ovationnées pour les émotions créées lors de la représentation, on regrettera un peu une sorte de dissociation excessive des pupitres des cordes, violoncelles et contrebasses, d’une part et des cuivres d’autre part, cheville ouvrière de l’écriture wagnérienne et les quelques effets appuyés pour « finir » en apothéose les différents actes, alors que le troisième s’achève de fait sur ces notes dansantes au son des six harpes qui évoquent le feu follet et le futur du Ring, dont il ne faut forcer ni le rythme obsédant ni la répétition des leitmotiv.
Et n’oublions pas de noter le fait que le maestro prend garde à ne jamais couvrir les chanteurs, voire, à ne jamais les mettre en difficulté en les contraignants à forcer leurs voix. Compte tenu du plateau vocal choisi, tout nouveau tout beau en quelque sorte, cette qualité a été décisive pour la réussite de la soirée.
Pour l’Or du Rhin, Yannick Nézet-Séguin avait convoqué un ensemble de wagnériens rompus aux différents rôles, tous excellents et qui incarnaient véritablement leurs personnages, dans une sorte de mise en espace improvisée et très réussie.
Il n’en était pas de même pour cette tournée, où, au contraire, la plupart des interprètes débutent dans leurs rôles à quelques notables exceptions près.
De ce fait, on avait moins d’aisance, de fluidité et d’interactions entre les chanteurs, tout en se félicitant de ce formidable renouveau et rajeunissement du wagnérisme.
Et l’on ne ménagera pas nos compliments au remarquable travail fait par le ténor Stanislas de Barbeyrac pour s’approprier son difficile rôle en entier : essai parfaitement réussi pour une première fois ! Il incarne un Siegmund qui possède le sens de ces longs récits typiquement wagnériens où le chanteur doit passionner l’auditoire en sachant « dire » sa longue et tragique histoire. Mais il sait aussi se montre véhément, décidé, autoritaire ou tendre, amoureux et profondément lyrique, interprétant avec grande classe aussi bien les célèbres et éprouvants « Wälse », que l’énergique « Nothung » ou le magnifique « Winterstürme wichen dem Wonnemmond ». Et l’acte 2 le voit parfaitement à l’aise (et sans doute libéré par son succès à l’issue de l’acte 1) pour incarner ce Siegmund qui assume son nom, son destin et se glorifie de ses courageuses décisions.
Il lui faudra sans doute approfondir encore le rôle, travailler ses aigus pour les projeter davantage façon heldentenor, et dominer toutes les difficultés de la prosodie allemande, mais son incarnation est déjà de très haut niveau et l’on se réjouit de cette sorte de conversion du ténor français, déjà entamée avec Max (Der Freischütz de Weber) et Florestan (Fidelio de Beethoven) et qui trouve là un vrai défi à la hauteur des énormes qualités d’un timbre profond, barytonant, aux riches harmoniques et d’une voix parfaitement stable. Voilà un artiste que nous avons entendu pour la première fois en Narraboth dans Salomé à l’Opéra Bastille et qui a suivi un chemin sérieux, opiniâtre et cohérent pour être le premier ténor français depuis des années, à chanter ce rôle sublime de Siegmund, qu’il reprendra d’ailleurs lors de la prochaine saison du Royal Opera House de Londres sous la direction d’Antonio Pappano.
A ses côtés Elza van den Heever est une magnifique Sieglinde, à la voix limpide et pure, aux aigus percutants et puissants, très à l’aise dans un rôle qui convient parfaitement à celle qui chante Salomé ou l’impératrice de la Femme sans ombre de Strauss. On est immédiatement séduit par l’innocence juvénile de son personnage, l’amour qui nait en écoutant le récit haletant de Siegmund, et surtout ce splendide « Du bist der Lenz, nach dem ich verlangte, in frostigen Winters Frist ! » (Tu es le printemps que j’ai voulu avoir en plein hiver). Et elle aussi, parvient dans le feu de l’action, à quitter des yeux sa partition pour nous offrir des moments d’interaction avec son « jumeau » terriblement émouvants, à la fin de l’acte 1 et surtout dans un acte 2 d’un très haut niveau. S’éloignant résolument d’une Sieglinde timide et réservée, Elza van den Heever nous offre un personnage résolu, déterminé, qui assume son tragique destin. Et c’est très impressionnant !
Le Hunding de l’étonnante et charismatique basse Soloman Howard, n’est pas en reste même si son chant et son style ne relèvent pas toujours de l’orthodoxie wagnérienne, on est immédiatement séduit par son timbre magnifique, sa présence brûlante et son allure audacieuse.
Tamara Wilson qui a réussi l’exploit d’être Adriana Lecouvreur ici même il y a quelques mois, mais aussi Béatrice di Tenda à l’Opéra Bastille plus récemment encore, soit deux rôles très différents sur le plan musical, l’un de style vériste, l’autre de pur bel canto, relève le défi wagnérien pour la première fois également, avec un incontestable succès. C’est une Brünnehilde sans doute moins dramatique que ne l’étaient Eva Marton ou même Nina Stemme, qui garde un timbre très lyrique tout en se jouant de toutes les difficultés techniques, mais on retiendra surtout son immense sensibilité, ses aigus élégants, bien projetés et harmonieux et son incarnation d’une vraie héroïne, tout à la fois fière, courageuse et déterminée, qui dévoile ses fragilités, ses failles avec un talent impressionnant.
De ce point de vue, le Wotan de Brian Mulligan, un peu décevant par l’insuffisance de mordant lors de sa confrontation avec Fricka, se révèle peu à peu plus adéquat au rôle, notamment lors de ce final tout en mélancolie où son art du chant atteint sa plénitude. Le sublime duo final avec sa fille voit leurs voix se marier en harmonie pour nous donner des frissons, voire nous arracher des larmes. On regrettera cependant un format vocal un peu insuffisant qui a conduit une partie de la salle à l’entendre de manière assez confidentielle, notamment à l’acte 2 et une trop grande « gentillesse » qui rend peu crédible son extrême colère du début de l’acte 3. Il était récemment un très beau Barak dans Die Frau ohne Schatten à Toulouse et sa musicalité est exemplaire, mais le rôle de Wotan exige davantage d’ampleur vocale et de puissance.
Nous ne connaissions pas la mezzo-soprano Karen Cargill (Fricka) et c’est l’une des révélations de la soirée. Elle campe une Fricka au format vocal époustouflant, variant les couleurs, les nuances, le rythme des phrases musicales avec une aisance stupéfiante, sans partition, jouant son rôle avec un brio qui lui a valu les remerciements chaleureux du public au rideau.
Enfin, les huit walkyries sont brillantes et bien chantantes, ensemble ou séparément, et représentent autant de noms d’artistes avec lesquelles il faudra compter !
Le Théâtre des Champs-Élysées, toujours irremplaçable dans la qualité de sa programmation, notamment lors de l’invitation des orchestres et chefs prestigieux du moment, nous a offert une soirée formidablement excitante et pleine de promesses quant à l’avenir du chant wagnérien !
Théâtre des Champs-Élysées, photos © Jean-Philippe Raibaud.