« The Gathering » par Joanne Leighton : Un spectacle galvanisant dans l’ombre de Thoreau

Dix danseurs et danseuses vont célébrer pendant plus d’une heure la joie d’être ensemble, le bonheur de danser et leur rencontre avec la nature et plus particulièrement avec la forêt. Celle-ci sera symbolisée par l’usage sur scène de vraies branches et de cailloux et par des projections de paysages (photo et vidéo : remarquable réalisation de Flavie Trichet-Lespagnol). Ces images grand format à taille humaine seront projetées sur un rideau mobile en fond de scène. De couleur crème et au relief moutonneux dans sa partie supérieure, celui-ci ira en grandissant, coulissant de cour à jardin. La scène va rester nue mais des projecteurs lumineux latéraux, visibles et accrochés à des portants, cernent l’espace, posés devant les coulisses. Un peu de fumée lancée au niveau du sol donnera ponctuellement une ambiance légèrement brumeuse et romantique au plateau.

Une bande-son répétitive faite de percussions va accompagner ce long rituel, doublé à certains moments par des frappes de pieds nus et de mains du groupe. La force de l’ensemble tient à son homogénéité, même si les corps diffèrent en tailles et en costumes (shorts ou pantalons, chemises ou T-shirts de couleurs bleues, vertes ou brunes, parfois chatoyantes) : effets de lignes, de chaînes, divisions par groupes (duos et quatuor, quintette), gestuelle contemporaine lisible sans virtuosité. Les sons vont se diversifier, avec irruption de chants d’oiseaux, d’un didjeridoo (instrument traditionnel aborigène australien typique en forme de longue tuyau de bois, dans lequel le musicien souffle) et surtout d’un texte lu par une voix féminine, en anglais ou en français mais peu compréhensible car mêlée à d’autres sons.

Images impressionnantes

Ce dialogue entre êtres humains et forêt va se développer par des métamorphoses du décor : effets de glissements, changements de couleurs (notamment dans la deuxième partie quand il vire au rouge), transparence qui permettra à la compagnie de se voir comme en miroir, dans un moment superbe avec cinq interprètes devant l’écran et cinq derrière. Des rondes se forment tandis que des cris d’enfants se mêlent aux percussions dans des ambiances tantôt diurnes, tantôt nocturnes, des groupes se font et se défont.

Un chœur de voix féminines (probablement bulgares, familières à l’oreille mais non créditées) intervient plusieurs fois. Les cailloux sont disposés sur scène en lignes et enlevés, les branches sont parfois tenues en fagot (pour un solo) ou brandies verticalement, se touchant parfois pour former comme une ogive au-dessus des têtes. Vers la fin, un long bâton est tenu horizontalement à bout de bras, lancé à grande vitesse dans une giration du corps d’un danseur sur lui-même. Une grande douceur habite le groupe, bienveillant et actif, souvent en contact avec quelques moments de pauses, quelques étreintes ou roulades au sol. Mais la composition, parfois un peu redondante, sait créer des fulgurances par un arrêt brutal de tout le groupe ou des changements secs de lumières.

La dernière image voit apparaître à côté du rideau en fond de scène une créature blanche masquée et énigmatique, vaguement africaine : peut-être un esprit de la forêt ? La même musique percussive du début revient, comme pour boucler la boucle tandis que le rideau s’est resserré à jardin.

Ode à la vie sur Terre

On sort galvanisés par ce « poème visuel, ode à la vie sur Terre », ce « grand mouvement collectif contemporain, au rythme incessant et fédérateur, dansé par une communauté de femmes et d’hommes de toutes générations » (feuille de salle). On retrouve là l’attrait de la chorégraphe belge d’origine australienne, basée à Paris, pour des gestes de rassemblement fondateurs d’un collectif. On a pu la voir à l’œuvre dans sa trilogie précédente 9000 pas – Songlines – People United, créée entre 2015 et 2021, dont The Gathering (le rassemblement) constitue un quatrième volet.

Même si enfants et seniors sont absents de la distribution, même si le rythme binaire des percussions devient lassant tant il est répété et marqué par le groupe, toujours en phase, il reste l’énergie des danseurs et leur belle relation au groupe, à la scénographie et aux images. Le propos est ambitieux, avec l’espoir qu’en naisse un « folklore singulier » et que ces danses « s’inscrivent dans la mémoire des corps comme le cycle des saisons laisse sur l’arbre les signes du passage du temps ». On devine que le propos célèbre ici notre environnement naturel, si fragilisé aujourd’hui, avec une dimension écologique affirmée. La feuille de salle ne dit-elle pas qu’est « convoquée sur ce plateau-forêt une végétation luxuriante, exubérante et lumineuse » ? Elle est bien présente, sublimée, voire fantasmée dans les magnifiques photos et vidéo projetées, qui, même s’il agit d’une nature virtuelle, vole presque la vedette aux danseurs. Dans une séquence saisissante est même annoncé en filigrane un désastre, quand l’image s’assombrit, se déforme, mettant en péril cette forêt comme dans les catastrophes de plus en plus nombreuses auxquelles nous habitue le dérèglement climatique actuel, que certains dirigeants continuent à nier ou minorer.

Présence de Thoreau

Il faut ici souligner la référence que la chorégraphe fait à Thoreau (1817-62), cet écrivain américain du XIXe siècle rendu célèbre par son récit Walden ou la vie dans les bois, publié en 1854*. D’après une personne croisée au buffet qui a suivi la première, les textes dits dans le spectacle, très présents mais peu audibles (est-ce volontaire ?), en seraient extraits. Mais la feuille de salle (consultée sur le site du Grand R) n’en dit rien, citant Peter Crosbie comme ayant réalisé la bande-son et composé la musique originale, sans détailler. Cette omission est regrettable, car outre l’information à donner au public sur les sources utilisées à créditer, il semblerait que ce texte soit important voir essentiel pour la chorégraphe. Sa compagnie, fondée en 2015, ne s’appelle-t-elle pas WDLN, à savoir WALDEN sans les voyelles ? Walden, qui signifie forêts en allemand, fait ici référence à Walden Pond (l’étang de Walden), sur le bord duquel Thoreau construisit sa cabane en 1845, dans un bois proche de la petite ville de Concord dans le Massachusetts.

Le site internet de la compagnie évoque Walden (le livre) dès son préambule : « Henry David Thoreau y raconte son expérience durant deux ans de sa vie autonome au milieu de la nature » et cite Thoreau : « Je me suis installé dans les bois parce que je souhaitais effectuer de vrais choix de vie, me confronter exclusivement aux faits essentiels de la vie, pousser la vie dans ses retranchements, la rapporter à ses éléments de base ». Leighton, âgée aujourd’hui de 59 ans et ancienne directrice du CCN de Belfort, en fait son axe de travail principal : « Comment l’acte de Thoreau résonne-t-il dans notre paysage culturel contemporain en mutation et comment travailler avec les outils simples d’aujourd’hui pour créer, enregistrer, noter, éditer et disséminer ? » interroge-t-elle sur son site.

Sorte d’autobiographie romancée, d’essai narratif inclassable, de roman philosophique où l’auteur joue au héros romantique, ce texte prône un retour à la nature et une nouvelle éthique tout en forgeant un mythe américain. Il constitue une « remarquable source d’inspiration et de référence pour l’activisme subversif du mouvement écologique actuel » disait Donald Worster dans Les pionniers de l’écologie en 1992. Walden a influencé l’écologie politique d’aujourd’hui avec ses thèmes comme la proximité avec la nature, la retraite volontaire, la critique de la société politique et industrielle, sans oublier que Thoreau avait également lancé la notion de désobéissance civile. Ce n’est que dans les années 1970 que son livre devient un ouvrage central de la pensée libertaire. La première traduction en français date de 1922.

The Gathering semble donc pétri de ce que cet auteur essentiel a apporté à la chorégraphe. Souhaitons que la pièce rencontre son public comme elle l’a fait au Grand R (grand air ?) à La Roche-sur-Yon, où Joanne Leighton est artiste associée pour trois ans. Elle était déjà venue en région en 2012, à Laval, pour son cycle des Veilleurs, proposition fédératrice originale consistant à demander à 730 participants citadins de venir veiller sur leur ville, une heure à l’aube et une heure au coucher du soleil, pendant un an. Une douzaine de villes a joué le jeu depuis 2011 et répondu en France et en Europe, avec un accueil très favorable. Caen va achever le 20 mars son cycle initié l’année dernière.

* L’entrée Walden ou la Vie dans les bois sur Wikipédia est très complète et bien faite, reconnue comme « article de qualité » en 2011.

Chorégraphie & direction : Joanne Leighton

Artistes chorégraphiques : Anthony Barreri, Stéphanie Bayle, Lauren Bolze, Hippolyte Desneux, Marie Fonte, Flore Khoury, Elisabeth Merle, Maureen Nass, Sabine Rivière, Antoine Roux-Briffaud

Collaboration artistique : Marie Fonte

Création Bande Sonore et Musique originale : Peter Crosbie

Création Photographique et Vidéo : Flavie Trichet-Lespagnol

Costumes : Maïté Chantrel

Lumières et Scénographie : Romain de Lagarde

Réalisation scénographie : Pierre-Yves Loup-Forest, Gaston Arrouy

Production WLDN

Coproduction Le Grand R – Scène nationale La Roche-Sur-Yon ; LE ZEF – scène nationale de Marseille ; Théâtre du Beauvaisis – scène nationale ; Atelier de Paris / CDCN ; MC2 : Grenoble – Scène nationale ; Châteauvallon-Liberté, scène nationale ; Théâtre Cinéma de Choisy-le-Roi ; Centre chorégraphique national de Créteil et du Val-de-Marne I EMKA dans le cadre de l’Accueil Studio – Ministère de la Culture ; Charleroi Danse – Centre chorégraphique de Wallonie-Bruxelles ; Centre chorégraphique national de Grenoble

Soutiens La Comédie de Clermont-Ferrand, scène nationale ; Montpellier Danse avec le soutien de la Fondation BNP Paribas ; L’Essieu du Batut ; micadanses-Paris ; La Ménagerie de Verre, Paris ; Région Ile-de-France, Département de l’Aveyron