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Sonya Yoncheva et Ismael Jordi font briller la zarzuela à Peralada

par Paul Fourier
28.07.2024

Pour notre plus grand plaisir, les deux artistes ont présenté un panorama large et passionnant de ce répertoire si caractéristique de la culture musicale espagnole.

Pour les non-initiés, il n’est pas inutile de rappeler que la zarzuela est un genre théâtral lyrique espagnol né au XVIIe siècle, autant qu’un élément considérable du patrimoine musical du pays et, au-delà, de la zone d’influence de sa culture dans le reste du monde.

De sa naissance jusqu’au XXe siècle, on a ainsi pu recenser quelques 20 000 œuvres du genre. Si l’on devait le comparer avec ce qui a pu se pratiquer ailleurs en Europe, sa formule qui associe action théâtrale, orchestre, chants et dialogues parlés, pourrait rapprocher la zarzuela de l’opéra-comique français et du singspiel allemand, deux genres qui, pour leur part… n’apparaîtront qu’un siècle plus tard.

Et comme la zarzuela est tout sauf un art mineur, l’interpréter exige de grands artistes à même de faire briller autant le texte que l’esprit qui anime ce genre si « espagnol ».

 

En attendant que le festival de Peralada reprenne une forme plus conséquente avec – espérons-le – une prochaine inauguration du nouvel auditorium, Ismael Jordi et Sonya Yoncheva nous ont donc donné, en l’Église du Carmen, des airs d’œuvres composées principalement au début du XXe siècle.

Et ce n’était pas là les moindres des ambassadeurs qui nous régalaient. L’un, Ismael Jordi s’est affirmé comme le digne représentant de ces chanteurs espagnols qui ont à cœur de faire briller leur répertoire national historique, l’autre, certes plus décalée par sa culture, a pleinement joué des atouts de sa voix de miel.

Il est à noter que le ténor andalou natif de Jerez, faisait, ce soir-là, ses débuts au Festival de Peralada, alors que Sonya Yoncheva est déjà connue du public local.

Ils étaient brillamment accompagnés au piano par Rubén Fernández Aguirre. Rappelons, pour mémoire, que Yoncheva s’est produite, en 2021, au Teatro de La Zarzuela de Madrid, pour un concert consacré au répertoire espagnol et qu’elle a invité Ismael Jordi à donner, à ses côtés, le programme, interprété aujourd’hui, à la Philharmonie de Sofia, en Bulgarie.

 

Amour, passion et parfois, désespoir

 

C’est donc Yoncheva qui a débuté avec « Noche Hermosa » un air de Katiuska, la mujer rusa de Pablo Sorozábal Mariezkurrena, une opérette espagnole dont l’action se déroule dans la Russie post-révolutionnaire, et qui a été créée le 27 janvier 1931 au Théâtre Victoria de Barcelone. On est immédiatement saisi par le pulpeux de cette voix qui s’élève dans la nef d’une église qui, disons-le, n’est pas un écrin idéal pour les voix lyriques, du fait de la réverbération. Les aigus sont néanmoins pleins de rondeur, le souffle est d’une belle tenue.

Le premier air d’Ismael Jordi fut « Paxarin tu que vuelas » de La Pícara Molinera (une zarzuela dont la musique est de Pablo Lunaet, fut créée le 28 octobre 1928 au Teatro Circo de Saragosse et le 29 décembre de la même année, au Teatro Apolo de Madrid).

D’emblée, la voix naturellement dramatique du ténor a imposé toute la passion de cet homme, follement amoureux qui délire sur sa bien-aimée et s’annonce prêt à mourir si elle ne le regarde pas…

 

Yoncheva a ensuite déployé sa fougue et, par moments, toute sa puissance vocale, pour « Tres horas antes del día » de La Marchenera, une zarzuela créée, cette fois, au Teatro de la Zarzuela de Madrid, le 7 avril 1928, sur une musique de Federico Moreno Torroba, dont l’intrigue repose sur une histoire d’amour et de jalousie qui se déroule dans une Andalousie idéalisée.

 

Ce fut alors « Flor Roja » de Los Gavilanes, dont la musique est de Jacinto Guerrero et le livret de José Ramos Martín, et dont la première eut lieu le 7 décembre 1923 au Teatro de la Zarzuela de Madrid. Le personnage parle de cette « flor roja como los labios de mi zagala », cette « fleur rouge comme les lèvres de mon aimée ») et l’air a donné là, à Jordi l’occasion de faire usage de toutes les nuances quasi ensorcelantes de exprimées par l’homme amoureux.

La passion désespérante de l’amour fou, fut ensuite superbement exprimée par Sonya Yoncheva dans l’air « Lágrimas mías » tiré d’El Anillo de Hierro, un drame lyrique en trois actes, créé au Teatro de la Zarzuela de Madrid le 7 novembre 1878 (musique de Pedro Miguel Marqués, livret de Marcos Zapata).

 

Suivait « De este apacible rincón de Madrid » tiré de Luisa Fernanda, une zarzuela romantique en trois actes de Federico Moreno Torroba.

Sa première représentation eut lieu au Teatro Calderón de Madrid, le 26 mars 1932 et l’œuvre fut jouée plus de 10 000 fois. Jordi a montré, cette fois la fougue d’un homme qui revient à Madrid, bien plus riche qu’auparavant.

 

La clôture de la première partie se fera en duo, un exercice dont on peut regretter qu’il n’ait pas été répété plus de trois fois dans la soirée. C’était bien regrettable, car ce fut l’occasion de constater que les voix du ténor et de la soprano ont toute l’aisance pour s’apparier avec superbe, dans les duos d’amour de la zarzuela. D’autant que ce « Todos lo saben » tiré de La Taberna del Puerto, une œuvre dont la musique est de Pablo Sorozábal, et qui fut créée au Teatro Tívoli de Barcelone le 6 avril 1936, était splendide !

Sonya Yoncheva a ouvert le bal de la seconde partie avec un admirable « De España vengo » tiré d’El Niño Judío, une zarzuela en deux actes, sur un livret d’Antonio Paso et Enrique García Álvarez et une musique de Pablo Luna dont la première eut lieu le 5 février 1918, au Théâtre Apolo de Madrid. La soprano, s’appuyant sur un médium somptueux, a alors déroulé avec grâce toutes les nuances et vocalises typiques du chant espagnol.

 

Suivait un air de Doña Francisquita, une zarzuela en trois actes composée par Amadeo Vives sur un livret espagnol de Federico Romero et Guillermo Fernández-Shaw, et basée sur la pièce de Lope de Vega La discrète enamorada.

Avec sa partition colorée et son histoire comique de multiples triangles amoureux qui se terminent heureusement pour les jeunes amants Francisquita et Fernando, Doña Francisquita, cette œuvre très populaire est considérée comme un classique du genre zarzuela et comme le chef-d’œuvre de Vives.

C’est donc Ismael Jordi qui a pu déployer là son art propre de la variation avec ce « Por el humo se sabe… » tiré de cette Doña Francisquita en le clôturant par un aigu du plus bel effet.

Puis, ce fut le célèbre « Al pensar en el dueño de mis amores » tiré de Las hijas del Zebedeo, une zarzuela comique (musique de Ruperto Chapí et livret de José Estremera) dont la première eut lieu le 9 juillet 1889 au Théâtre Maravillas de Madrid. Sonya Yoncheva a enlevé l’air avec ce petit côté coquin lorsqu’elle affirmait « Porque tiene unos ojillos que me miran entornados, muy gachones y muy pillos, y me dicen ¡ay! lucero, que por esa personita me derrito yo y me muero ».

 

Ismael Jordi, oscillant entre chant piano et chant forte, a ensuite, joué avec les nuances de la mystérieuse « Bella Enamorada » de Último Romántico (une zarzuela, sur un livret de José Tellaeche et une musique de Reveriano Soutullo et Juan Vert, dont la première eut lieu au Teatro Apolo de Madrid, le 9 mars 1928).

 

Sonya Yoncheva est alors revenue, superbement accompagnée par Rubén Fernández Aguirre, avec « No corté más que una rosa » de La del Manojo de Rosas, une « farce lyrique » dont les paroles sont d’Anselmo C. Carreño et Francisco Ramos de Castro, et la musique de Pablo Sorozábal, qui a été créée avec un grand succès au Théâtre de Fuencarral, le 13 novembre 1934.

 

Jordi a ensuite livré un admirable « Adiós Granada » (tiré de Emigrantes, un tableau lyrique en un acte créé au Teatro de la Zarzuela de Madrid le 15 juillet 1905 (librettiste : Pablo Cases ; musique : Rafael Calleja et Tomás Barrera)) et ses vocalises déchaîneront les applaudissements du public.

 

La partie officielle du concert se terminera sur un duo enflammé des deux artistes sur « Vaya una tarde bonita… » d’El Gato Montés, une œuvre dont est tiré l’un des plus fameux paso doble de la tauromachie. El Gato Montés est un opéra en trois actes, composé par le prolifique compositeur lyrique Manuel Penella, créé le 22 février 1917, au Théâtre de Valence, dont le succès propulsa l’œuvre sur les scènes de Madrid et de Barcelone, avant d’atteindre New York de décembre 1920 à février 1921 (l’opéra y sera représenté, selon le New York Times, plus de 2 700 fois).

 

À quelques centaines de kilomètres de là…

 

…se déroulait la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Paris. Est-ce la raison qui a conduit les deux artistes à effectuer, pour leur bis, une sympathique jonction entre la France et l’Espagne, l’une interprétant une splendide « Habanera » de Carmen totalement en phase avec sa voix grâce à ses graves naturels, l’autre rendant hommage au célèbre chanteur d’opérette Luis Mariano avec son fameux « Rossignol ». Toujours est-il qu’avant une reprise de l’inusable « Granada », ce furent deux très beaux clins d’œil qui faisaient juste un pas de côté, après le programme homogène de la soirée.

 

Même si l’on doit dire qu’elle exigeait d’un critique français, un nombre non négligeable de recherches sur les œuvres concernées, ce fut donc une soirée d’une richesse extrême, menée tambour battant par deux artistes dans une forme éblouissante.

Avouons-le, on aura eu une préférence pour Ismael Jordi qui a montré, ce soir, sa totale adéquation avec le répertoire, la soprano, sachant, pour sa part, même si elle était plus attachée à ses partitions, utiliser ses immenses atouts pour subjuguer le public.

Le regret fut seulement de constater que, même si les airs solos constituent une forme de quintessence de la zarzuela, les deux artistes auraient pu chanter plus fréquemment en duo.

 

Enfin, il est justice de saluer celui qui fit la jonction entre les deux artistes et les différents airs, le talentueux Rubén Fernández Aguirre au toucher tantôt dramatique, tantôt léger comme le sont les multiples œuvres qui composent ce si beau répertoire de la zarzuela de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle.

Visuels : © Miquel González