Dans la grande salle de l’Athénée- Louis Jouvet, Simon Abkarian monte à la façon d’une messe une pièce, Hélène après la chute, qu’il a écrite et pour laquelle il a imaginé les retrouvailles de Ménélas et d’Hélène après la guerre de Troie. Le public est emporté par ce féroce duel amoureux cathartique.
Ainsi, après Ménélas Rébétiko Rapsodie et Electre des bas-fonds, Simon Abkarian continue sa réinterprétation des mythes antiques. Il imagine cette fois les retrouvailles de Ménélas et d’Hélène dans la chambre même qu’elle partageait avec Pâris. La scénographie est tout en miroirs et dorures, belle (souvent malheureusement trop illuminée). On retrouve avec plaisir le motif cher au metteur en scène de la porte en fond de scène, porte coulissante qui éblouit ou menace. Une porte des secrets, des songes, de l’étrange et du hors champ. Au plateau, la pianiste et chanteuse Macha Gharibian accompagne avec une grande élégance le drame. L’ensemble restitue les anciens charismes et de Ménélas et de la plus belle femme du monde après Aphrodite.
Troie vient de tomber. Pendant que les Grecs se partagent le butin des perdants, un homme et une femme se retrouvent. Ménélas convoque Hélène, prisonnière dans la chambre même qu’elle partageait avec Pâris. Ménélas est toujours décrit comme une brute possessive, un rustre incapable de comprendre, d’entreprendre l’amour. Et Hélène comme une putain qui aurait trahi son mari, une faiseuse de guerres, le parangon de la femme qui, en dérogeant à l’ordre établi, détruit l’équilibre des mondes. Simon Abkarian réhumanise les deux protagonistes. Il nettoie la misogynie et le sexisme désuet de la tragédie grecque. Hélène jouée par Aurore Frémont est un ange déchu, mais édifié par les épreuves traversées. Ménélas interprété par Brontis Jodorowsky s’est adouci ; il s’est féminisé. Il est déconstruit, mot à la mode, il ne croit plus en son faste cependant qu’il veut croire à la vertu de cette confrontation qu’il a préparée avec soin. Il veut croire que ces retrouvailles seront son salut, que la réalité, même rude, nettoie les taches laissées à nos psychés. Simon Abkarian, homme de lettres éclairé et éclairant, déjoue les stéréotypes. Il en est pour nous tous précieux.
La porte en fond de scène enferme la parole qui se refuse aux bouches et aux lèvres. Les mots seront dits toutefois. La langue de Simon Abkarian est magnifique, raffinée, et sa splendeur embaume toute la pièce. Les mots sont choisis, acérés. Le duel est sanglant. La femme plante ses griffes. L’homme ose les silences. À ce jeu de la vérité, chaque mouvement fait mal. Chaque mot devient le sacre de la pensée.
Aurore Frémont (elle était Électre dans la dernière pièce de Simon Abkarian) et Brontis Jodorowsky (on l’a applaudi récemment dans le Gorille d’après Kafka) impressionnent. Admirables comme toujours, ils sont ici méconnaissables ; ils jouent la retenue, l’intériorité, le silence froid des affects brûlés jusqu’à la lassitude. Le destin et son drame torturent leur corps. Les deux artistes restituent la brutalité du texte en même temps que son vertige érotique.
La proposition reste étonnante. La tragédie grecque, à l’instar de la shakespearienne, est la tragédie des destinées humaines. Dans le théâtre grec, l’homme, par sa petitesse et sa déréliction, assiste, désemparé, au destin qui s’abat sur lui. Ici la rédemption existe. Le ciel sait attendre. L’un va offrir à l’autre son rachat. Un peu chrétien, un peu optimiste et totalement épris d’amour pour l’humanité, Simon Abkarian ose espérer qu’une Hélène lumineuse retrouvera un Ménélas transformé.
Il confirme une fois encore son talent à fabriquer du théâtre de grande qualité. Un théâtre de la vie où les mots guérissent et absolvent.
Hélène après la chute
Texte et mise en scène Simon Abkarian
Composition musicale Macha Gharibian
avec Aurore Frémont et Brontis Jodorowsky
au Piano, Voix Macha Gharibian
Crédit photo © Antoine Agoudjian