Après s’être intéressée à « ce qui nous anime » dans sa précédente pièce De Natura Rerum en passant par « le besoin de faire communauté », Caroline Breton cherche à explorer les différentes hypostases de la pulsion vitale dans Euphoria, dont la première a eu lieu les 5 et 6 mars 2025 à L’étoile du nord. Entre figures acrobatiques spectaculaires, ambiance chromatique fluo et musiques hétérogènes, Caroline Breton et son partenaire de plateau Olivier Muller invitent les spectateurices à retrouver le sens de l’émerveillement à travers des mouvements et des sonorités inspirés par le vivant.
Des sculptures vivantes ou des morts qui s’emparent d’une enveloppe de plumes (Chloé Bellemère) pour hanter celleux qui par hasard sont là, prêts à écouter leurs lamentations. On ne le sait pas pour l’instant, mais on se laisse porter par les pas sombres de ritournelle de ces créatures pour qui toute possibilité de vision est obstruée. Iels ne nous voient (peut-être) pas, mais iels nous chantent et nous enchantent. L’apparente incapacité de voir ne mène jamais à l’égarement ou à l’hésitation ; en revanche, elle met au défi le regard des spectateurices déjà entraîné.e.s dans un processus de décryptage de l’identité des « deux figures mi-chouettes mi-humaines. » Dans un même sens, les plumes ne laissent pas non plus s’entrevoir une fragilité quelconque, car la structure à laquelle ces dernières sont attachées semblent leur donner une consistance infaillible.
Et pourtant, cette étrange forme de vie trouve sa fin, tel qu’annoncée par les paroles de la ritournelle Diabolo, chantée dans les années 70 par Brigitte Fontaine et Areski Belkacem : « Je mourrai près d’une source/ que je n’aurais pas aimée/ Je mourrai dans une course/ Où je n’aurais pas bougé/ […] C’est la chanson très méchante/ que le diable m’a donnée. » Une chute bruyante et c’est fini pour les chouettes chantantes qui abandonnent leur enveloppe ornithologique juste pour se révéler autrement. Des chants d’oiseaux et des sifflements se propagent sur le plateau où plus rien n’attire l’attention à part les voix des performeurs. Des voix qui suscitent à la fois le sourire et l’émerveillement, notion à l’origine de l’intention dramaturgique de Caroline Breton, inspirée dans cette démarche par les réflexions que la biologiste américaine Rachel Carlson développe dans Le sens de la merveille.
L’incursion dans ce travail vocal inédit assure la transition entre la poétique sombre du début et le déroulé plus dynamique et haut en couleurs de la performance qui s’enchaîne. L’on découvre maintenant des êtres humains qui restent néanmoins contaminés par leur « vie antérieure » de chouettes, mais bien plus flexibles physiquement, en absence de la carapace toute de plumes faite. Une flexibilité qui ne lésine pas sur les moyens de manifestation : en costumes d’entraînement sportif, pantacourts orange, blouses légères et chaussettes aux couleurs audacieuses, Caroline Breton et Olivier Muller s’appuient l’un sur l’autre, sautent, virevoltent et créent des tensions fertiles pour le développement chorégraphique au niveau de l’équilibre et de l’endurance. On y voit donc « l’euphorie » au travail dans son sens étymologique : « force de porter, de supporter. » La légèreté des visages souriants contrastent avec la robustesse des figures acrobatiques qu’iels exécutent sur un terrain mi-ludique mi-érotique, pendant que l’on écoute un tube langoureux de Julio Iglesias, Il faut toujours un perdant, réarrangée par Benoist Bouvot.
C’est à ce stade de l’évolution de la performance que l’on commence à ressentir une certaine ambiguïté aux niveaux du dessein dramaturgique. Car si érotisme il y a entre ces deux êtres espiègles, il est suggéré de manière si enfantine qu’il n’est pas clair si on est en pleine plongée ironique ou s’il faut comprendre ce rapprochement comme une explosion de la force vitale qui nous anime et que Caroline Breton met au cœur de son projet. L’insertion d’une chanson aussi sentimentale que celle d’Iglesias ne fait qu’augmenter cette ambiguïté : devrait-on rire pleinement en tant qu’êtres vivants et susceptibles d’être tendres et ridicules, devrait-on y saisir un moyen de distanciation face aux notes graves qui définissent le début de la performance ? Drôle, sexy, hot, ludique, innocent, perdant – ce sont toutes des hypostases qui défilent sous les yeux des spectatrices sans que l’on puisse solidement s’ancrer dans l’une d’elles lors de cette séquence de gymnastique érotique.
C’est sur le plan du traitement chromatique que l’on remarque une audace stylistique et conceptuelle à ne pas ignorer. Les lumières (Charles Chemin) et les costumes (Chloé Bellemère et Alexandra Sebbag) osent mettre en exergue la puissance des couleurs fluo, passant par des codes qui rappellent l’ambiance des années 80. Cela est fait sans toutefois rompre avec les quêtes esthétiques plutôt minimalistes annoncées en début du spectacle à travers les plumes d’un « blanc rosé » : bien que le cadre semble se déplacer vers une salle de gym, le lien avec l’énergie du vivant est toujours maintenu. Inviter les couleurs pastel sur un plateau où l’action performative commence par une ritournelle aux accents tragiques est en effet un geste qui s’inscrit parfaitement dans la rhétorique du spectacle.
Si « la tradition européenne oppose l’ontologie au kitsch » (Dominique Château), il est proposé ici une perspective qui dépasse les stéréotypes binaires : lorsqu’on embrasse le vivant sous toutes ses morphologies, textures, fluides et couleurs, peut-on encore être dans un « bon goût » mesuré et calculé ? L’émerveillement devant les métamorphoses subies par le minéral, le végétal et l’animal peut-il se laisser formater par les injonctions d’une harmonie artificiellement façonnée par les règles sociales ? Malgré les vibes urbains, Caroline Breton et ses collaborateurices trouvent, à travers l’évocation des couleurs criantes et des jeux fluo de lumières, un moyen d’articuler la continuité de ce dialogue au vivant, entre la poésie des forêts sombres et la frénésie pop, les deux éveillant un « dévouement à la vie » (Agnès Martin) qui n’affaiblit guère pendant les 50 minutes de danse.
Surprenante par sa fraîcheur et sa vitalité, Euphoria traverse à la fois un imaginaire proche de l’expressionnisme et des formes pop-urbaines pour faire surgir l’élan si cher à Caroline Breton. Au fond, il n’y rien de plus chouette que de voir des chouettes aveugles chanter leur propre mort, danser, faire de la gymnastique et côtoyer l’érotique afin de rendre hommage au vivant.
Vu le 5 mars à L’étoile du nord, Paris, dans le cadre du Festival Immersion Danse
Visuel : © Clélia Schaeffer