Avant l’arrivée de la désormais célèbre Maud Le Pladec à la tête du Ballet de Lorraine, Petter Jacobsson, le directeur général de celui-ci jusqu’à la fin de l’année et Thomas Caley, son coordinateur de recherche, ont présenté un programme composé de CRWDSPCR (1993) de Merce Cunningham, Fugitive Archives (2022) de Latifa Laâbissi et Mesdames et Messieurs (2022) de Jacobsson et Caley.
Retour vers le futur ou inversement? Cette soirée composite, reprise avec variante d’une des plus joyeuses de 2022, fait le joint entre les Ballets suédois chers à Petter Jacobsson et la modern dance dont est issu Thomas Caley. Tous deux avaient recréé avec éclat le ballet Relâche (1924) de Francis Picabia, Erik Satie et Jean Börlin. Les quelques cinédanses qui restent de la compagnie fondée par le danseur promu chorégraphe par son mentor et amant Rolf de Maré montrent que, si la troupe n’avait pas le niveau technique des Ballets russes de Diaghilev, son répertoire était des plus modernes pour l’époque – et des plus éclectiques aussi. C’est cet état d’esprit, plus que les œuvres elles-mêmes, qui caractérise le travail de programmation de Jacobbson-Caley durant leur mandature à Nancy.
Cette ouverture du répertoire à la nouveauté, amorcée par Didier Deschamps, va de pair avec une grande exigence. À cet égard, la pièce de Cunningham, CRWDSPCR, d’une rigueur cistercienne, écrite à l’ordinateur (au moyen de l’IA du logiciel canadien de dessin Life Forms), présentée pour la première fois à l’Opéra lorrain, a pu déconcerter plus d’un spectateur nancéien en ayant pourtant vu d’autres. Malgré une musique électro-acoustique de John King, blues ’99, du tout austère, au contraire, des costumes de Mark Lancaster enjolivant les académiques avec des contrastes de couleurs démarqués des Sportifs (1930) de Kasimir Malévitch, l’abstraction de la danse poussée au maximum, sa pureté (signe de puritanisme ?), son laconisme sont tels que ce ballet demeure une énigme. Une pièce ardue à danser, au point que les interprètes ne peuvent s’empêcher de rechercher l’union, l’unisson, la synchronie.
Le couple antagoniste pascalien entre l’esprit de géométrie et de finesse, qui, dans une certaine mesure, caractérise le duo Cage-Cunningham, on le trouve dans l’influence exercée sur eux par Erik Satie et Marcel Duchamp. Et le côté Dada, voire surréaliste, avec l’association libre de la chèvre et du chou, on le retrouve dans la pièce de Latifa Laâbissi, Fugitive Archives. Le rapprochement sinon fortuit, du moins incongru entre l’avant-garde des années vingt (Dada, suprématisme, surréalisme) et celle de la fin des années cinquante (le butô d’Hijikata, qui avait inspiré un sujet de performance à l’auteur Gérard Mayen) produit de l’effet, surtout avec les robes à cerceaux des danseuses retombées en enfance, imprimées de damiers noirs ou rouges sur fond blanc. Motif qui rappelle celui du film comique de Poudovkine, La Fièvre des échecs (1925).
Prenant le contrepied du casting tout féminin de la pièce de Latifa Laâbissi, Petter Jacobsson et Thomas Caley ont ici opté pour une distribution masculine. En raison de deux défaillances, ils ont été contraints, quoique non forcés, de faire appel aux danseuses de la compagnie Inès Depauw et Mila Endeweld. Celles-ci s’en sortent très bien, l’une se fondant dans la sarabande de musclés, l’autre la complétant gracieusement. Ils se réfèrent à Cinésketch, la dernière manifestation des Ballets suédois, pour réaliser une pièce festive. Ce, avec une économie de moyens : une onzaine de plexiglas rappelant le Grand verre (1923) de Marcel Duchamp, les éclairages aux petits oignons d’Éric Wurtz, les costumes extravagants de Birgit Neppl, une B.O. jazzy tendance jungle. Les auteurs ont offert au public un spectacle chorégraphique des plus réjouissants, applaudi à tout rompre.
Visuel : Mesdames et Messieurs © Laurent Philippe