Le Bruit Qui Court résonne de plus en plus par son impact et ses actions qui mêlent joies, colères et arts. Dans un sublime mélange de militantisme, d’arts et d’actions, iels font partie de la résistance qui passe par le beau, par l’espoir et la remise en question. Noa Levy-Baron, artiviste du Bruit qui Court depuis les débuts du collectif, nous éclaire sur ce collectif et ses modes d’actions cult !
NLB : Bien sûr. Je m’appelle Noa Levy-Baron et, au sein du collectif, je porte plusieurs casquettes. En ce moment, je coordonne principalement les partenariats et, surtout, j’assure la coordination de la chorale du Bruit qui Court, un projet qui me tient particulièrement à cœur. Nous aurons peut-être l’occasion d’y revenir.
NLB : Ce terme ne s’est pas imposé d’emblée, mais il est né d’un constat partagé : celui d’un essoufflement dans les milieux militants, en particulier ceux liés aux luttes écologistes. Beaucoup d’entre nous étaient engagé·es dans ces mouvements, mais constataient une forme de fatigue, due à des modes d’action qui peinaient à se renouveler.
Parallèlement, nous avions des pratiques artistiques personnelles que nous mettions souvent de côté. C’est ainsi qu’est née l’idée de relier nos engagements militants à nos démarches artistiques, de les conjuguer pour enrichir les luttes, qu’elles soient climatiques, sociales ou autres. L’art a cette capacité à insuffler de la créativité dans l’action, à toucher les gens autrement, notamment par l’émotion.
L’enjeu était donc double : injecter de l’art dans les espaces militants et, en retour, proposer aux artistes engagés — parfois éloignés des cercles militants — de mettre leur pratique au service des luttes. Il s’agissait de bâtir des ponts entre deux mondes qui dialoguent encore trop peu.
Le terme artivisme s’est naturellement imposé, car il incarne cette jonction entre art et activisme. Cela dit, au sein du collectif, nous le questionnons constamment. Nous aimons aussi parler de résistance créative. Le vocabulaire évolue, tout comme notre manière de nous définir.
NLB : Vous touchez là à un des fondements de notre collectif : la joie. Dès le départ, nous nous sommes construit·es autour de cette conviction que la joie peut être une force créatrice et mobilisatrice.
Face à des sujets lourds, se rassembler dans un élan joyeux permet non seulement de faire corps, mais aussi de proposer d’autres formes de sensibilisation, plus émotionnelles, plus incarnées — moins fondées sur des données anxiogènes. La joie devient alors une manière d’entrer dans la lutte autrement, de manière vivante.
C’est un élément central de notre façon de communiquer et de nous organiser : montrer qu’il est possible de s’engager tout en prenant soin de soi, de créer du beau, de l’enthousiasme, et de faire naître des espaces désirables. Cette joie n’est pas naïve : elle coexiste avec la lucidité. Elle affirme qu’il est possible d’être pleinement conscient·e de l’état du monde tout en continuant à semer de l’espérance, à porter la vie.
NLB : Je dirais qu’elle était là dès le début, comme une forme de réponse instinctive à un sentiment d’impuissance. Face à l’effondrement du monde, on peut sombrer dans le fatalisme ou au contraire faire le choix de l’élan, de l’utopie.
Nous avons fait ce choix : celui d’incarner, autant que possible, le monde que nous voudrions voir advenir. C’est une joie lucide, qui permet d’ouvrir des possibles.
Cela ne signifie pas que les autres émotions sont niées — bien au contraire. Nous en avons parlé tout à l’heure : la colère, la tristesse, le doute… Tout ce spectre émotionnel a sa place. Nous ne cherchons pas à être lisses ou perpétuellement heureux·ses.
Dans notre fonctionnement collectif, nous utilisons d’ailleurs des outils d’intelligence émotionnelle. Par exemple, nous pratiquons la « météo intérieure » : avant chaque rencontre, nous prenons un moment pour exprimer comment nous nous sentons. Cela permet de reconnaître et d’accueillir la pluralité des vécus émotionnels au sein du groupe. C’est une pratique précieuse qui contribue à notre cohésion et à notre bienveillance collective.
NLB : C’est une question essentielle, que nous nous sommes souvent posée. La joie est profondément inscrite dans l’ADN du collectif. Beaucoup de nos actions sont joyeuses, parfois même teintées d’humour, avec des formes de canulars ou de farces revendicatives.
Mais depuis un an, nous nous sommes davantage engagé·es sur les luttes féministes. Et là, la colère s’est imposée comme une évidence. Elle est inhérente à ces combats et constitue aussi une énergie motrice.
Nous avons notamment repris une performance du collectif chilien Las Tesis, intitulée « Un violador en tu camino » – devenue virale dans le monde entier, avec cette phrase puissante : « El violador eres tú », « le violeur, c’est toi ». Cette performance, traduite en français par le collectif Nous Toutes, nous l’avons interprétée à deux reprises : d’abord en soutien à Gisèle Pellicot lors du procès de Mazan, puis lors de la journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes, le 23 novembre.
C’est une performance profondément chargée de colère — mais aussi de sororité. Elle a été vécue de manière très puissante par les participant·es. Certain·es m’ont confié, après coup : « J’ai osé prendre ma place dans l’espace public » ou encore « Aujourd’hui, je me sens capable de faire entendre ma voix ». Cette colère collective, lorsqu’elle est exprimée, donne paradoxalement beaucoup de force… et même de joie.
Nous avions mis en place des espaces de soin en amont des performances. Des temps pour se connecter, comprendre nos motivations, poser nos émotions. À un moment de la performance, nous scandons : « Et la coupable, ce n’est pas moi, ni mes fringues, ni l’endroit ! ». C’est un cri d’émancipation. Je proposais alors aux participant·es d’y mettre de la joie, un sourire même — non pas pour minimiser, mais pour réaffirmer une forme de puissance : Ce n’est pas moi la coupable, c’est toi, toi le système, toi la justice, toi la police.
Nous avons également conçu une performance à l’ouverture du procès de Gérard Depardieu, en lien avec les plaignantes elles-mêmes. Nous avons opté ici pour une forme dansée, plus poétique que verbale, car les mots ne suffisent pas toujours. Le cœur de cette performance portait sur ce qu’on appelle la victimisation secondaire : cette double peine vécue par les victimes lorsqu’elles portent plainte, face à des propos insoutenables parfois tolérés par l’institution judiciaire.
Ce phénomène n’existe pas partout : il est spécifique à certains systèmes, dont le nôtre. Gisèle Pellicot l’a d’ailleurs résumé par cette phrase glaçante : « Je comprends pourquoi les victimes ne portent pas plainte. »
Notre performance ne visait pas à pointer du dieu Depardieu. Nous étions là pour réclamer une justice qui protège, qui répare. Une justice digne. Et encore une fois, même dans cette action grave, une forme de joie s’est manifestée — dans la force du collectif, dans les voix qui se libèrent, dans la danse qui relie.
NLB : Oui, je crois que j’ai envie de commencer par parler du soin. Dans notre collectif, on s’inspire beaucoup d’une association qui s’appelle Fertiles, une structure engagée dans la pédagogie et la formation à l’intelligence collective. Iels utilisent un triptyque qui nous parle beaucoup : tête – corps – cœur. Toute forme d’apprentissage, et même toute expérience collective, passe par ces trois dimensions.
La tête, c’est le mental, les idées, la réflexion. Le cœur, ce sont les émotions, qu’on essaie toujours d’accueillir, de rendre visibles — comme on le fait dans nos « météos ». Et puis le corps. Le corps comme élément sensible, qu’on écoute, qu’on étire, qu’on soigne. On essaie toujours d’aménager des moments pour prendre conscience de notre état corporel, pour lui faire du bien, tout simplement.
Donc oui, dans toutes les actions qu’on organise, il y a cette attention à laisser de la place au corps — à un état de corps agréable, s’il est désirable.
Et puis au-delà de ça, il y a un plan plus personnel, mais aussi très politique. Pour moi, le corps est politique. Le simple fait d’occuper l’espace public est un acte fort. C’est d’autant plus vrai dans des performances féministes : être une femme dans l’espace public, ce n’est pas neutre. Se réapproprier cet espace par la danse, le chant, par une action artistique, c’est revendiquer notre présence. Dire : « cet espace est aussi à moi ».
Et pas seulement aux hommes qui peuvent passer leurs nuits sur un banc sans craindre pour leur sécurité. Nous aussi, on a le droit d’occuper l’espace, sans peur — et même avec fierté.
NLB : Bien sûr ! On est une toute jeune chorale, on a commencé en septembre dernier. À la base, c’est une chorale militante, avec un répertoire assez varié. On chante par exemple El Piojo, un chant catalan très fort, mais aussi des morceaux plus populaires, comme Les Séquoias de Pomme, une ode à la nature et aux arbres.
Rapidement, on s’est retrouvées à être en majorité des personnes sexisées, et donc assez naturellement, les luttes féministes sont devenues un axe fort de notre engagement.
Le chant est un outil magnifique dans les luttes féministes — il permet de faire corps, de partager des émotions, de porter des messages. Il y a d’ailleurs beaucoup de chorales féministes à Paris. On participe souvent à des rassemblements avec elles dans le cadre d’une inter-chorale, et on se mobilise ensemble sur des grands événements. Chanter à plusieurs centaines, c’est extrêmement puissant.
NLB : Oui, bien sûr ! Il y a Nos Lèvres Révoltées, une des premières chorales militantes, et Flying Mint, qui est réservée aux personnes LGBTQIA+, queer… Mais il y en a plein d’autres, je pourrais faire une longue liste ! On doit être une quinzaine environ.
Par exemple, après la marche du 23 novembre, on s’est retrouvées à chanter à l’Adidas Arena, dans un concert retransmis sur TMC pour la Fondation des Femmes, avec Lio et plein d’autres artistes inspirantes.
Ça a été un moment très fort pour nous — et quelque part, ça a marqué une forme d’engagement encore plus profond dans les luttes féministes. Aujourd’hui, c’est devenu une vraie part de l’identité de notre chorale.
Et même les hommes cis qui en font partie se posent la question de leur place, de comment être alliés. Par exemple, on a repris Canción Sin Miedo, un chant féministe mexicain très connu, normalement chanté uniquement par des femmes. Nous, on a fait le choix que les hommes ne chantent pas les paroles, mais qu’ils soutiennent à certains moments avec des vocalises.
C’est notre façon d’explorer : comment les hommes peuvent être là, sans prendre l’espace, en soutenant. Et bien sûr, tout ça soulève plein de questions sur la mixité choisie, les espaces non-mixtes… mais on aime aussi ces discussions-là.
NLB : Nous distinguons deux types d’actions. Il y a, d’une part, nos projets de cœur : ce sont ceux que nous initi ons car ils résonnent profondément avec l’ADN du collectif. Ces actions naissent souvent d’une actualité marquante ou d’un appel lancé par une association partenaire.
Dans ce cadre, nous choisissons systématiquement de nous associer à une structure engagée, pour qui cette lutte est constitutive. Par exemple, dans le cadre de nos mobilisations contre la fast fashion, nous avons travaillé aux côtés de la coalition éponyme.
Pour ce qui est des enjeux féministes, notre démarche s’inscrit dans une collaboration pérenne avec des structures féministes reconnues. Et s’agissant des énergies fossiles, nous coopérons régulièrement avec Stop Total.
Collaborer avec d’autres structures, associations ou collectifs nous permet de conserver une posture d’humilité : nous ne revendiquons pas toujours l’expertise, mais nous pouvons y adjoindre une dimension artistique qui vient enrichir, renforcer le plaidoyer.
C’est également une manière d’inscrire notre engagement dans un calendrier stratégique.
À l’heure actuelle, par exemple, nous préparons une action avec l’association Bloom, qui œuvre pour la préservation des océans. Leur connaissance des enjeux leur permet d’identifier le moment opportun, celui où une mobilisation peut véritablement infléchir les choses.
Et il faut rappeler que ce que nous recherchons, avant tout, ce sont les victoires collectives. Certaines ont eu lieu récemment : la suspension du chantier de l’A69, l’adoption d’une taxe sur les ultra-riches à l’Assemblée… Ce sont de puissants moteurs pour nous, et elles renforcent notre conviction qu’une action artistique, de par sa forme ou sa médiatisation, peut réellement contribuer à faire bouger les lignes.
Par ailleurs, nous réalisons également des actions rémunérées. Certaines ONG ou associations nous sollicitent avec un budget dédié pour concevoir une action sur mesure. Récemment, par exemple, une ONG souhaitait dénoncer la présence d’ArcelorMittal parmi les partenaires des JO. Nous avons donc imaginé une action artistique, avec une mise en scène quasi théâtrale, pour porter ce message.
Notre mode de fonctionnement nous permet ainsi d’articuler un équilibre entre des projets militants, menés sur notre temps bénévole, et d’autres missions qui financent l’ensemble de notre activité.
NLB : Bien sûr ! L’un de nos canulars les plus emblématiques s’intitule WeCop. Pendant toute une journée, nous avons laissé croire qu’un gigantesque pipeline allait être construit en France.
En réalité, cette mise en scène visait à dénoncer le projet EACOP, porté par TotalÉnergies, qui prévoit la construction d’un oléoduc traversant l’Ouganda et la Tanzanie. Pour ceux et celles qui ne le sauraient pas, un pipeline est une immense conduite destinée au transport de pétrole sur plusieurs centaines de kilomètres, souvent à travers des zones écologiquement sensibles.
Ce projet constitue une catastrophe à tous les niveaux : écologique, humanitaire, économique, social… Il implique des expropriations massives, la destruction de zones naturelles protégées, des risques pour des ressources en eau potable, le tout dans l’unique but d’exporter un pétrole dont les populations locales ne bénéficieront même pas.
On est face à une logique néocoloniale flagrante : une multinationale étrangère qui exploite des ressources au détriment des habitant·es, sans leur consentement ni juste compensation.
L’idée de WeCop était donc de faire ressentir à chacun ce que cela représenterait si ce pipeline traversait leur propre quartier. Parce qu’on a souvent des œillères dès lors que les drames se produisent « loin ». Mais si cela concernait nos maisons, nos familles, nos rues… la réaction serait toute autre.
Nous avons mobilisé des équipes dans plusieurs villes en France et en Belgique, créant de toutes pièces de fausses zones de chantier : panneaux, barrières, rubans de sécurité… tout était pensé pour que l’illusion soit parfaite.
Nous avons volontairement ciblé des quartiers aisés — il n’était pas question d’exercer une pression supplémentaire sur des territoires déjà fragilisés. Dans ces quartiers, nous avons même envoyé de faux courriers d’expropriation, annonçant la destruction imminente des habitations pour laisser place au pipeline fictif.
Pour renforcer la crédibilité du dispositif, un centre d’appel avait été mis en place afin de répondre aux interrogations des riverain·es — certains nous demandaient s’ils devaient réellement quitter leur domicile. L’effet de réel était saisissant.
Évidemment, nous avons pris soin de ne jamais mentionner Total, afin d’éviter tout risque juridique. Nous avons inventé un nom et un projet fictif, mais le message était limpide.
Très rapidement, les médias se sont emparés de l’affaire. L’emballement médiatique a permis de braquer les projecteurs sur EACOP, en inversant la perspective : on ne parlait plus d’un projet lointain, mais d’un scandale imminent, ici même.
Nous avons également réalisé un documentaire retraçant cette action dans plusieurs villes. Il a même été projeté en Roumanie ! Je ne sais pas s’il est disponible en ligne, mais nous organisons volontiers des projections. C’est un excellent support pour évoquer cette opération, et plus largement, la portée de l’art dans le militantisme.
NLB : Ce qui me vient immédiatement, c’est le pouvoir subversif de l’art dans nos actions, et la manière dont il peut transformer les perceptions.
Tout d’abord, du point de vue de la réception. Une action artistique ne s’adresse pas toujours au même public qu’une action militante plus traditionnelle. Lorsque nous dansons devant un tribunal ou que nous chantons contre l’impunité climatique, le regard que l’on porte sur nous est différent.
Même les forces de l’ordre se trouvent déstabilisées : il est bien plus délicat, symboliquement et politiquement, d’interpeller une personne qui chante que d’évacuer quelqu’un assis avec une banderole. L’art vient court-circuiter les schémas classiques de répression.
Je me souviens, par exemple, d’un blocage devant le siège de Total : de nombreux militant·es étaient encerclé·es par la police. Nous avons entamé notre chorégraphie Résiste — une quinzaine de minutes qui traversent beaucoup d’émotions concernant la prise de conscience du changement écologique. et peu à peu, toute la foule s’est mise à danser avec nous. Les policiers sont restés figés, ne sachant comment réagir. Et pourtant, c’était bel et bien un acte de résistance.
Nous avons rejoué cette chorégraphie Place de la République. Un policier présent a été ému aux larmes. Il y a eu, à cet instant, quelque chose de l’ordre du basculement. Nous nous sommes dit que même lui avait été touché, alors qu’il n’est pas forcément sensible à notre cause de prime abord.
Et cela, pour moi, est extrêmement précieux : cela signifie que nous pouvons atteindre au-delà de nos cercles militants, que nous avons la capacité de percer des bulles.
L’autre chose que je souhaite souligner, c’est la manière dont l’art permet l’engagement. De nombreuses personnes arrivent chez nous sans avoir jamais milité. Ce qui les attire, c’est la dimension artistique. Elles aiment chanter, danser, créer… et c’est ainsi qu’elles commencent à s’engager.
C’est un cheminement doux, inclusif. Il n’est pas nécessaire d’avoir lu Marx ou d’avoir bloqué une raffinerie pour rejoindre notre collectif. Il suffit d’avoir envie de faire quelque chose, ensemble.
Je pense, par exemple, à notre chorale. Pour beaucoup, c’était leur première action politique. Et quelques semaines plus tard, ces mêmes personnes chantaient devant un tribunal pour soutenir des victimes de violences sexuelles.
C’est cela que nous cherchons à bâtir : un espace accueillant, créatif, subversif, et profondément humain.
NLB : Merci à vous.