Jusqu’au 18 octobre, sur la scène du studio Sarah Bernhardt, au Théâtre de la Ville, deux comédiennes faisaient revivre au public le Paris intellectuel du début des années 70 au début des années 80, vu à travers le regard de l’emblématique bédéiste : Claire Bretécher. Un spectacle humoristique et singulier.
Téléphone rétro, canapé en cuir, -e prépausal, nonchalance, jean taille-haute et marinières. C’est le décor planté par la metteuse en scène et actrice Cécile Garcia Fogel, pour représenter l’univers de la célèbre bédéiste française Claire Bretécher. Dans Les Frustrés, une série de BD publiées de 1973 à 1981, elle illustre avec humour le quotidien du milieu parisien aisé. Mais elle aborde également des thèmes très féministes comme l’émancipation féminine, la libération sexuelle ou encore la maternité.
Bretécher était une auteure de bandes dessinées aux traits féministes (Les Frustrés, Les Mères, Agrippine…) « un brin vachard » avec un « sens de l’autodérision salutaire ». Ses albums humoristiques illustrent le quotidien du féminin. Seule femme dans le paysage français de la BD, Bretécher déclarait en 1974 partager de « A à Z le point de vue de Gisèle Halimi ».
Sur le même ton que leur aïeule, la metteuse en scène et comédienne Cécile Garcia Fogel et l’actrice Valérie Dashwood livrent une performance drôle et féministe.
De l’autodérision, en veux-tu ? En voilà ! À fond les ballons, Cécile Garcia Fogel s’imprègne du ton ironique de la dessinatrice. Dans les planches de Claire Bretécher, la bourgeoisie intellectuelle post-soixante huitarde en prend plein la figure.
Les comédiennes sont toutes deux vêtues des costumes intemporels : jean, basket, bottines, chemises et marinières. Des femmes que l’on pourrait croiser tous les jours : dans le métro, au café, au supermarché. Le costume typique des parisiennes, mais qui ne s’arrête pas aux vêtements, elles arborent sur leur visage une nonchalance caractéristique de la capitale : moues boudeuses et mains sur les hanches. Si l’une est petite et brune, l’autre est grande et châtain. Les comédiennes font la paire, à l’image des personnages mis en scène dans les planches des Frustrés. Mais elles nous font aussi penser à ce sketch avec la chanteuse Vanessa Paradis et l’humoriste Florence Foresti. Mis en scène à l’occasion de la 41ème cérémonie des Césars, ce sketch imite la série satirique Bloqués, avec les musiciens Orelsan et Gringe. Ainsi, dans cette version féminine, le sketch Bloquées met en scène une brune à la coupe au carré et une blonde aux cheveux longs commentant leur vie sur un canapé, exactement comme nos comédiennes. Dans cette saynète comme dans la pièce, les mecs disparaissent du paysage.
« -Moi ça ne m’intéresse pas de posséder…
-Ah bon ? Mais ton appartement de 200m2 avec vue sur la Seine ?
-Il n’est pas à moi ! L’immeuble est à mère ou quelque chose comme ça… »
Tels sont les fantastiques dialogues que l’on peut savourer sur la petite scène du studio Sarah Bernhardt. Un plateau qui se prête bien à la pièce de part sa proximité avec le public La metteuse en scène n’a pas modifié la plume de Bretécher. Elle affirme que: « ses planches sont si bien écrites que je n’ai eu qu’à travailler le découpage et le montage pour le spectacle. » Un texte que les interprètes accompagnent du –e prépausal si caractéristique du monde bourgeois-bohème parisien, appelé aujourd’hui « les bobos ». Alors dans le public, pour la plupart à l’image des personnages de Bretécher, un public boboïsé, les rires se font entendre. Chacun.e se reconnaît dans ses problèmes quotidiens :
« -Je profite toujours des vacances pour relire un auteur à fond. Pendant l’année, avec tout ce qu’on a à lire, on n’en sort pas.
-C’est vrai…rien qu’avec Le Monde ! »
Une satire du monde intellectuel parisien dont Claire Bretécher faisait partie : « Je les connais bien, les Frustrés. Ce sont mes amis, et moi aussi, un peu. » Cécile Garcia Fogel estime que les planches de la dessinatrice sont tout à fait à son image et elle joue à fond cette carte. De sorte que, la bédéiste devient un personnage des Frustrés. Claire Bretécher c’est cette femme qui ne sait pas quel sport choisir, car la piscine « c’est embêtant pour les cheveux […]… Ça les met dans un état pas possible… » La metteuse en scène redouble de cette façon l’autodérision déjà très ancrée chez Bretécher.
C’est aussi le mouvement féministe, qui lui est si cher, dont la dessinatrice se moque.
Si Bretécher est la première femme à se faire une place au milieu de l’univers très masculin de la BD, son féminisme revendiqué reste complexe. Refusant toute forme de dogme, la bédéiste ne cherche évidemment pas à s’intégrer à des groupes militants. Elle exprime même son « dégoût » du militantisme. Claire Bretécher fait acte de militantisme avec ses textes illustrés. Une des bandes dessinées les plus féministes de l’autrice, après Les Frustrés, c’est sûrement Les Mères, dans laquelle elle fait une critique de l’injonction à la maternité.
En 1975, dans l’émission intitulée Le fil des jours, Claire Bretécher arborait un t-shirt sur lequel il était inscrit « Poussez-vous les mecs ». Au milieu, le dessin en gros plan d’une femme féroce, torse nu, jambes et bras écartés, bien décidée à se faire une place. Un t-shirt réalisé par la bédéiste qui déclare au sujet de la gent masculine : « Ils ont grand besoin de se faire remettre à leur place ».
Le message est bien passé. Poussez-vous les mecs porte bien son nom : sur scène, il n’y a pas d’hommes, seulement des voix off pour les représenter. Ainsi Jean-Claude et Jean-Daniel nous partage leurs pensées…de loin. L’espace scénique est occupé par les deux comédiennes qui jouent en alternance le rôle de Claire Bretécher et des personnages qu’elle met en scène dans ses BD.
Des problèmes de cellulite à l’âgisme qui fait rage dans les relations hétérosexuelles, voilà certains des sujets qui sont traités, toujours avec humour, dans la pièce. Parfois, le spectacle se transforme en théâtre musical. Cécile Garcia Fogel intègre à sa mise en scène plusieurs chansons, notamment l’hymne Debout les femmes et le morceau de Pierre Perret, Femmes seules. Dans ces instants chantés, l’autodérision fait place à l’émotion. Une émotion qui naît des paroles de ces célèbres titres mais aussi de l’interprétation des comédiennes qui se mettent à nu en chanson.
Quarante ans après Les Frustrés, Claire Bretécher continue d’inspirer et de faire rire — mais surtout de faire réfléchir.
Avec Poussez-vous les mecs, Cécile Garcia Fogel lui rend un hommage vivant, à son image : ironique, indiscipliné et furieusement moderne.
Visuel: © Philippe Jamet