Le jeudi 3 octobre s’est ouvert à la Ménagerie de Verre le festival Les Inaccoutumés, et il faut dire que cette édition 2024 semble bien porter son nom, tant les deux spectacles d’ouverture, A Mouthful of Tongues de Stina Fors et Deep Cuts de Bryan Campbell, étaient aussi fous qu’intéressants.
La soirée a commencé avec A Mouthful of Tongues de Stina Fors, et il faut l’avouer, c’était la première fois que nous découvrions cette performeuse suédoise. Elle se présente à nous en tailleur-pantalon sombre, les pieds chaussés de santiags. Elle est blonde, ses cheveux sont longs à l’arrière et coupés en carré, façon Angèle, à l’avant. Elle a juste l’air adorable. Elle nous raconte, mi en anglais, mi en français, ses histoires, ses galères de fille. Elle partage même des conseils de grand-mère pour venir à bout de mycoses fort indésirables. De cette anecdote, à la fois drôle et douloureuse, naît une réflexion : ce que l’on met à l’intérieur de nous peut se faire entendre.
Puis, elle glisse dans un numéro de ventriloquie absolument déroutant, entre sorcellerie et monstruosité, ponctué d’accents extrêmement cartoonesques. Elle s’amuse à nous « dévorer » les oreilles, produisant parfois des sons stridents. Ceux-ci semblent amplifiés. Ils ne le sont pas. Ils semblent venir d’ailleurs. Ce n’est pas le cas non plus. Tout vient d’elle, uniquement d’elle. Elle, petite blonde à l’apparence fragile, nous montre qu’il ne faut pas se fier aux apparences, qu’elle est extrêmement puissante, et qu’au fin fond de sa gorge se cachent des choses qu’on n’a pas envie d’entendre. Un serpent prêt à mordre, ou des possessions incantatoires qu’elle déclenche en éloignant ses mains de sa gorge. C’était drôle, déroutant et fascinant.
Le deuxième spectacle de la soirée, Deep Cuts de Bryan Campbell, était lui aussi drôle, déroutant et fascinant.
La grande salle de la Ménagerie de Verre, appelée Le OFF, a été le théâtre, depuis 1983, des inventions les plus improbables des créateurs et créatrices. On a vu François Chaignaud danser face à une moto, Olivia Granville faire un duo avec une voiture, Marie-Noëlle Genod envahir la scène de mousse, mais jamais, non jamais, nous n’avions vu la white box se transformer en atelier de bûcheron. Nous découvrons Bryan Campbell, en tenue de combat, armé de scies, de haches, de clous, de marteaux… Prêt à en découdre, prêt à découper tout ce qui lui passera sous la main. Le spectacle est pensé comme un opéra sadique. D’ailleurs, Bryan Campbell chante tout le temps. Il chante juste et fort, parfois kitsch, souvent beau.
Ses paroles parlent d’amour, de désir fou, celui qui colle à la gorge comme de la sève d’arbre ou comme un coup de fouet sur un corps qui le demande. Il tisse une allégorie écologique pour mieux évoquer l’amour charnel entre humain.e.s.
Pendant plus d’une heure trente, Bryan Campbell évolue dans une forme de folie. Il invite la danse, avec de plus en plus de précision, et effectue des demi-pirouettes lentes. Il va même jusqu’au grand écart, qu’il avoue pratiquer partout, tout le temps, et qui est devenu un objectif de vie.
La pièce tient sur le fil de la coupure. Bryan Campbell découpe sa pensée en la mettant en scène. À la tronçonneuse, il révèle sa volonté : celle d’être une première ballerine, vraiment drama queen.
Deep Cuts est à la fois un concert, une expérience totale. En réalité, c’est de la performance, point. Cette pastorale du XXIe siècle est résolument actuelle. Elle se moque de la nature, de nos gestes devenus caricaturaux. Jusqu’où sommes-nous capables d’aller pour atteindre la quiétude d’une balade en forêt ? Une rave, un shoot, un grand bruit ? Deep Cuts est tout cela à la fois. On y rit beaucoup, et on salue la douce folie, pleine de talent, de Bryan Campbell.
Ces deux pièces jouent jusqu’au 5, le festival se tient, lui, jusqu’au 21 novembre
Visuel : ©Fernanda Tafner