La 27ᵉ édition du festival Artdanthé a fermé ses portes ce vendredi 28 mars dans une explosion de formes : l’absurdité administrative chez Nicolas Barry, le dadaïsme de Darius Dolatyari-Dolatdoust, la clown-sorcière de Nina Santes et la fête d’Aloun Marchal.
La demande d’asile est une pièce de danse, mais aussi une pièce de théâtre, les deux en même temps. Possible ? Totalement. Sophie Billon (vue chez Daniel Larrieu) et Nangaline Gomis (vue chez Noé Soulier) campent, pour Sophie, l’enquêtrice de l’OFPRA (Office français de protection des réfugiés et apatrides) et pour Nangaline, celle qui fuit son pays, car elle y est « en danger » et « malade ». Avant de commencer à parler, elles respirent. Le geste est très Larrieu : un bras accompagne une respiration, une ouverture plus vaste, un souffle intense. Et puis viennent les mots, et nous voilà chez Kafka. Nicolas Barry a eu l’excellente idée de faire danser les questions et les réponses absurdes, violentes que posent celles et ceux qui traduisent les ordres d’un état peu accueillant à celles et ceux qui doivent trouver asile.
L’écriture chorégraphique multiplie les niveaux symbolique et réaliste. On tape à la machine, on tient en équilibre entre une bonne et une mauvaise réponse. On rebondit comme les néons qui, nous disent-elles, sautent eux aussi. « C’est physiquement fatiguant », avouent-elles tout en continuant inlassablement à danser et parler en même temps. Sur scène, un rideau très coloré, brodé, inscrit en son cœur la difficulté à quitter un lieu et à en trouver un autre. Le pas de deux fonctionne très bien, on note des citations keersmaerkiennes dans une marche circulaire en baskets, comme si Nicolas Barry voulait nous rassurer sur ses fondations avant de montrer sa danse, la sienne pure. Et elle vaut la peine. Il offre des gestes très neufs, comme cette inversion où les pieds de Nangaline deviennent un balancier dans les mains de Sophie, ou quand les paroles évoluent dans l’absurdité et que les mots servent à décrire ce que l’on voit : l’improbable idée : « genoux-pieds, poing droit dans la bouche », nous vous laissons imaginer.
Le vrai sujet de la pièce est le désir de l’autre. L’accueil au sens d’une protection sans condition et sans pré-requis : même si cet autre est malade et qu’il n’a pas de travail. Dans sa construction, la pièce part d’une séquence qui se moque du pire pour arriver à des questions plus qu’existentielles : comment s’autoriser à aimer l’autre quand des contraintes folles se mettent sur votre route ? La danse est très vive, les sauts nombreux, toujours dans une écoute et une entente totale entre l’une et l’autre. Le résultat mixe le théâtre et la danse dans un procédé qui dépasse l’utilisation désormais très classique de la voix dans les chorégraphies. Un très beau travail donc, que vous pourrez découvrir ce printemps aux Rencontres Chorégraphiques Internationales de Seine-Saint-Denis (date à venir).
Le temps de marcher quelques mètres, et d’attraper un verre (il y a une Ginger Beer pimentée absolument délicieuse au bar Pina, au fait !), et nous voici plongés dans une toute autre ambiance, dans un musée live pensé par le performeur, artiste, chorégraphe et designer Darius Dolatyari-Dolatdoust.
Il y a comme une petite tendance dans le monde de la danse en ce moment : l’utilisation du tissu comme un moyen de changer les allures des interprètes, non pas comme de jolis costumes, mais pour les transformer en œuvres d’art. On a vu ça il y a quelques jours chez Eszter Salamon et nous voici donc, déambulant d’abord dans le couloir qui sépare le hall de la salle de spectacle. Il y a sur les murs des broderies queers, et de grands aplats de tissus aux allures surréalistes. L’exposition se nomme Des corps textiles. Nous avançons vers la scène, sur le plateau, où se trouvent Maureen Béguin-Morin, Morgane Le Doze, Mallaury Scala et Darius Dolatyari-Dolatdoust. Iels se déshabillent. Devant iels, des sacs en jute, eux aussi, très liés aux exils. Iels se défont de leur tenue de ville qu’iels étalent dans le sens où ces habits ont été retirés devant leurs pieds. Iels sortent des sacs d’étranges tenues. Nous apprenons que ces « costumes s’inspirent de l’exposition d’œuvres iraniennes du Louvre et tentent de donner corps aux fantômes qui les habitent. »
Le mouvement se met en place d’abord dans une ronde, comme une danse un peu vaudoue, un peu haka. Iels ont des allures impossibles à caractériser. Mi-monstres, mi-personnages de foire, iels convoquent aussi des diables et des figures mythologiques. On croise Déméter et une folle médiévale à mains ailées. Darius, lui, capte notre attention en homme-piñata, tout plein de petits bouts de plastique. Il est une espèce de pompon de pom-pom girl allongé, plus tard un diable aux bras si longs qu’il semble tout d’un coup mesurer deux mètres. Les trois autres ne sont pas en reste, occupant tout l’espace de la salle, jusqu’aux rampes où l’on voit un corps vers de terre se glisser comme s’il faisait la taille d’un fil.
L’ensemble a des allures de manifeste dadaïste du début du siècle dernier. On se fond dans leur proposition à l’écriture faussement libre. Ces quatre-là savent où nous amener et savent attirer notre attention sur des détails étranges, comme par exemple le fait de nouer ses lacets debout en décalé avec les autres. Darius Dolatyari-Dolatdoust interroge les identités réelles et fantasmées, les origines transmises sans ancrage avec la terre dont il est question. Intelligent et pas mal drôle. Cela nous met dans l’état d’écoute et de regard parfait pour entrer dans l’univers singulier et fascinant de Nina Santes.
La danseuse et performeuse apparaît devant nous en jean large troué et en grande chemise blanche, un micro collé à son visage peint en bleu. Son mouvement est désarticulé comme celui de Charlie Chaplin, les bras agitent le reste du corps qui ne sait pas quoi choisir : un tango ? Un chacha ? Elle fait le show puis se met à nous parler. La pièce entre dans sa question : comment se montrer telle que l’on est ?
Elle nous annonce qu’elle a soif. Tant mieux, il y a un bar à gauche de la scène et une gourde à droite. Au fond, il y a un grand écran sur lequel des mots sont projetés. On se glisse dans la typographie qui nous entraîne au fond de l’eau, là où c’est trouble, là où règne la submersion. Elle va danser une expression anglaise qui dit being at sea, et qui signifie être en bordel avec soi-même. Elle la prend au sens littéral en devenant une espèce de sirène ayant retrouvé ses jambes.
Comme dans La demande d’asile de Nicolas Barry, le parler-chanté provoque des états de corps fascinants et décalés à souhait. En showgirl impeccable, Nina Santes occupe la scène avec une intimité proche. Depuis 2022, elle s’intéresse à la forme du solo. Ça avait commencé avec Peeling Back où l’interprète essayait de s’extraire d’une chair dénaturée, retirant une à une les couches de vêtements qu’elle portait. L’effeuillage de la tenue laissait apparaître une nouvelle, dans une mue qui donnait à voir des meurtrissures toujours plus profondes. Chansons mouillées se place dans la suite logique. Une fois dépouillée des couches qui vous cachent, comment se donner à voir autrement ?
En 2018, elle nous avait convoqués à Hymen Hymne, un rite de sorcellerie féministe. Le rite ici est autre et pourtant il y a une forme d’ensorcellement à la regarder performer sans jamais laisser de côté une danse qui cherche dans le bassin à évoluer comme une louve debout. Elle est fascinante, drôle et percutante. Ses mots oscillent entre la mythologie (Déméter encore) et des dates réelles. L’un des plus beaux morceaux du spectacle est une séquence sur le 7 octobre 2023 où elle danse, bancale et pourtant assurée, la terre brûlée, dans une lueur jaune. La référence aux festivaliers assassinés lors de l’attentat du Hamas survenu ce jour-là en Israël est subtile et réparatrice. Nina prend sur elle l’escalade de la violence, cette loi du Talion insuportable et annonce ainsi les massacres qui se tiennent en Palestine depuis le 8 mars dans le cadre de la guerre qui oppose Israël et le Hamas.
Elle navigue entre l’humour et la beauté dans une exigence et une excellence de geste que nous lui connaissons bien. Elle manie aussi le vrai et le faux en permanence, nous enserrant toujours un peu plus, comme le veut sa marque de fabrique. La voir performer vous entre dans le corps, c’est impossible de résister.
Une fois la danse entrée dans nos corps encore assis, il est temps de nous mettre, nous spectateurs et spectatrices, en ordre de danse.
Il est presque minuit quand le trio composé de Mathilde Rance, Gaëtan Brun Picard et Aloun Marchal se place derrière les platines et balance le son. La grosse techno ne laisse personne de marbre, ça commence à nous prendre dans les épaules, le dos, l’échine. On se glisse sur scène avec cette belle équipe.
La place est vraiment à la fête, mais une fête construite. Leur écriture est celle de la danse techno où les bras sont à la fête dans une rupture assez radicale avec le contemporain classique. Elles et eux se mêlent au public qui désormais est en mode club, verre à la main, dansant à fond. La fête comme acte de spectacle est un acte fort. Il s’agit de regarder l’acte de bouger ensemble comme un fait politique dans la mesure où il est encore possible de le faire. Ce qui est fou, c’est que danser ensemble apparaisse comme un excès, une rébellion… une folie. Il est vraiment étrange ce monde dans lequel nous vivons. C’était interdit pendant la Covid par exemple et aujourd’hui, dans les manifestations contre le gouvernement, la danse est très présente.
Pour nous, c’est comme cela que nous quittons Vanves vers 1 h du matin avant que les fidèles s’accrochent aux BPM pour le DJ set des chorégraphes et performeurs grecs Nefeli Asteriou et Konstantinos Rizos.
À l’année prochaine, Artdanthé !
Visuels :
Wearing the dead ©Romy Berger
Chansons mouillées ©Nina Santes
La demande d’asile : Nicolas Barry