À la Fabrica, avec Selma & Sofiane Ouissi la langue arabe s’entend de manière ethnographique et sensitive. Une transmission des gestes de travail reprise corporellement par un quartet magnifique augmenté d’une musique envoûtante.
Tenue de sport, deux violons posés sur le sol, de grandes pages qui s’apparenteraient à des partitions musicales. Une vieille femme couverte de fichus traverse le plateau et vient s’assoir dans un coin. Elle est burinée par le soleil et semble venir de l’Atlas. Quatre autres femmes d’âges différents occupent l’espace, chacune se regarde, personne ne regarde le public. Laaroussa Quartet entre déjà dans nos coeurs.
Tresses blanches tirées en couronne sur le haut du crâne, la plus âgée des danseuses s’empare du micro et lit un poème en arabe. La traduction s’affiche en plein écran derrière elle, soulevant une satisfaction immédiate dans le public quant à l’éternelle « galère » de la lisibilité des traductions. Il y a ce plaisir d’entendre cette langue, chaude, rugueuse, aux sons gutturaux avec un h qui vibre au niveau de la glotte et du pharynx, une prononciation unique, ce plaisir d’entendre la langue arabe. Il y a le plaisir de voir ces femmes se faire « tendresse » et sororité. De voir sur la scène traduits en gestes les images de cette incursion documentaire : une immersion dans un village du nord du pays Sejnane où des potières perpétuent la tradition de la fabrication manuelle de petites poupées : les Laaroussa.
« Tu ne parles pas mais ton geste suffit. ». La langue cadre l’objet. « …se courbe pour devenir mémoire ». Des paroles au fil du vent posent les intentions. Si l’on est de passage sur cette terre, les gestes du passé perdurent dans une circulation incessante d’expériences.
Sur le grand écran, une course effrénée de trois femmes sans bagages qui traversent les champs. Des bottes noires qui marchent dans l’eau, pas de celles qui martèlent des ordres, ni prennent la fuite. Nous y avions pourtant pensé, mais la beauté du reflet de leurs enjambées dans l’eau fait de cette course une poésie, un temps partagé entre femmes, d’âge différents. Filmées façon Rosetta des Dardenne, elles expriment l’urgence et rappellent le présent d’ici dans cette réalité de là-bas. Sur le plateau, les danseuses chantent accompagnées de la violoniste Aisha Orazbayeva. Un son qui fait crisser la corde, égratigne les sens pour finir en mélodie qui enlace. Les mouvements de la plus âgée des danseuses, qui elle-même lit une partition, sont copiés par la plus jeune, la mémoire s’invente autrement dans un passage de mouvements. Une transmission s’opère. Ancrés dans un rythme d’exécution, les gestes ancestraux de fabrication se démultiplient, se dédoublent, se font chorégraphie : des gros plans des mains pleines de glaise aux mouvements qui ouvrent, qui frottent, qui font signes jusqu’aux tracés sur le papier. Les mouvements de ce langage inventé sont notifiés façon méthode Benesh, que tout choréologue utilise pour garder une trace des ballets. Une transcription en signes, grâce à ce système de notation complexe, des mouvements imaginés par Selma & Sofiane Ouissi.
Le désir des deux artistes tunisiens de créer des « sociétés rêvées » passe par un réel documenté, vécu puis sublimé. En 2011, ils créent Partition pour Duo, un langage inventé à partir des gestes des femmes potières de Sejnane. Le quartet reprend cette écriture pour la ramener aux corps, au toucher, au centre de la perception.
La musique est sublime et nous emporte. La vieille dame, Chedlia Saïdani, une des ouvrières de Sejnane, nous arrache une larme avec son chant a capella. Témoin, lien entre ce passé filmé et ce présent artistique, elle a l’aisance de l’authenticité. Sa main bouge comme pour nous emmener avec elle. Les quatre femmes assises dansent avec leurs bras. Des gestes en rondeurs, des mains qui plongent en vertical dans un rond de bras. Des virgules, des apostrophes, horizontales. Latéral, des figures se dessinent dans l’air, les mains frappent une matière imaginée. Elles marquent la musique de la violoniste de leurs bras, elles en prennent la mesure.
Nous sommes entre la « Nano danse » de Michèle Anne De Mey et le film La source des femmes de Radu Mihaileanu, nous sommes chez Anne Teresa De Keersmaeker, nous sommes chez Christine Jatahy. Peu importe où nous sommes, nous sommes dans une immense émotion qui elle est totalement signée Selma & Sofiane Ouissi.
Lorsqu’elles enlèvent leurs hauts, de dos face à leurs sœurs du village tunisien, elles nous offrent une des plus belles images du spectacle. Berçante apaisante, maternante, une réconciliation, un monde féminin sensuel, fort, solidaire, complice. Un monde de rêve. Une très belle création Festival d’Avignon 2025.
Avec Amanda Barrio Charmelo, Sondos Belhassen, Marina Delicado, Moya Michael, Chedlia Saïdani, Aisha Orazbayeva
Conception, dramaturgie et chorégraphie Selma et Sofiane Ouissi
Dramaturgie sonore et musicale Tom Pauwels
Composition musicale Aisha Orazbayeva
Mixage composition musicale Peiman Khosravi
Scénographie et lumière Simon Siegmann
Design sonore mixage Raphaël Hénard
Création vidéo Nicola Sburlati
Image Cecil Thuillier, Pierre Déjon
Prise de son vidéo Jonathan Le Fourn
Costumes Sabrina Seifried
Récolte, transcription et traduction de poésie Basma El Euchi
Recherche Ophélie Naessens
Régie générale Mohamed Hedi Belkhir
Le Festival d’Avignon se tient jusqu’au 26 juillet. Retrouvez tous nos articles dans le dossier de la rédaction.
Visuel © Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon .
Photos partitions © Marie Anezin