Il soufflait un vent de Kunstenfestivaldesarts dans l’écrin de l’Oiseau Mouche, dans le cadre de la saison hors les murs de La Rose des Vents, ce 20 novembre enneigé à Roubaix. L’artiste brésilienne Gabriela Carneiro da Cunha est de retour en Europe pour nous enfoncer dans la forêt amazonienne en réaction aux orpailleurs dont les actes ont des conséquences criminelles. Une performance aux allures de rituel mystique qui vous envoûte en troublant votre relation à la perception.
La pièce commence dans le hall, les performeureuses en combinaison blanche de type hôpital recrutent neuf mères dans le public. Une mère s’entendant comme une personne qui peut protéger, comme une gardienne du fleuve sans condition d’âge ou de genre. Une fois le premier cercle constitué et photographié, nous sommes invité·e·s à éteindre nos téléphones, mais aussi toutes sources lumineuses possibles. Nous entrons dans un espace sombre en bi-frontal qui est une chambre noire. Les performeureuses s’affairent et plongent les clichés dans des bains révélateurs qui se trouvent dans des bacs. Les premières images apparaissent, nous voyons une famille, des visages en plan serré, des mains, des pieds, le tout en noir et blanc. La seule couleur présente est le rouge des lampes de l’antre. Puis les mots arrivent, ils sont à lire, ils ne sont pas prononcés. Cet acte est un classique du genre performatif, on le retrouve aussi, par exemple, chez El Conde del Torrefiel. Lire ensemble, pour communier ensemble, dans un geste actif qui déborde de celui de regarder et écouter. Il faut faire, être.
Les paroles nous apprennent que la forte concentration de mercure dans la rivière Tapajós, l’un des grands affluents de l’Amazone, liée à l’ampleur de l’orpaillage illégal, s’infiltre partout, dans les plantes et donc dans les corps des habitant·e·s qui les mangent, dans le lait qui coule dans les seins des mères et dans les ventres des enfants qui tètent. « Tout le monde est touché » peut-on lire. Et pendant qu’on lit, il se passe pas mal de choses qui commencent à nous envoûter. Les développements des photos s’accélèrent, elles deviennent le peuple Munduruku, elles nous envahissent, au sens littéral, elles nous obligent à voir et à savoir. On lit « le futur c’est maintenant ».
La performance devient un all over qui passe par tous les sens. Il faut s’approcher de l’eau, du feu et sentir les feuilles aromatiques qui vous enivrent, il faut aller toucher de près ces humain·e·s. Le travail de Gabriela Carneiro da Cunha est politique, militant. Il répond à une question toujours centrale : à quoi sert le théâtre ? Ou plutôt, à quoi sert la représentation ? Nous apprenons qu’elle a créé « le projet Margins – On Rivers, Buiúnas and Fireflies », dédié à l’écoute des rivières brésiliennes en situation de catastrophe. Ce projet « comprend des performances comme Guerrillas Or To Earth There Are No Missing Persons (2015) et Altamira 2042 (2019), ainsi que des films, publications, ateliers et le réseau Buiúnas – entre femmes, rivières et art ».
Il n’est pas évident de sortir de la jungle, on y laisse forcément une part de nous, un bout de sensation qui s’est agrippé à la pellicule. La pièce est une pièce de plus dans la machine à révéler les affres du colonialisme qui dévore tout, jusqu’à l’équilibre entre la nature et la vie, dans une quête incessante et insatiable d’un capitalisme dévorant au mépris de la santé, ici, des peuples dépendant de la rivière Tapajós. Pour nous aider à ramener de la douceur dans la violence, la danse fait son travail, sans savoir quand et comment, le mouvement est arrivé, il est circulaire, ancré et pourtant extrêmement ouvert vers le ciel. Elle est une invitation à faire corps commun pour empêcher le pire de gagner toujours.
Tapajós est une performance parfaite dans le fond et la forme, qui vous intime l’ordre d’ouvrir vos yeux, vos oreilles et vos narines dans le noir le plus total. Au-delà du combat, son esthétique et sa construction se placent dans une modernité totale qui croise le meilleur des questions qui s’emparent en ce moment des arts vivants.
À voir jusqu’au 21 novembre au Next Festival qui lui dure jusqu’au 29 novembre
Visuel : ©Freddi