Durant tout le week-end, le Festival d’automne donnait à voir en première française l’opéra-performance dément des Lituaniennes Rugilė Barzdžiukaitė, Lina Lapelytė et Vaiva Grainytė, Lion d’or à la Biennale de Venise en 2019. Une dernière plage avant l’apocalypse ?
La scène prend place en contrebas des coursives de la Grande Halle de la Villette. Le public est en quadrifrontal, debout, et il est autorisé à déambuler. Il est tout simplement mis en position de voyeur. C’est toujours génial de décaler le point de vue salle-plateau, cela oblige les yeux et la nuque à se baisser, c’est-à-dire à réaliser, comme les dizaines de protagonistes, quelques plongées – enfin, on l’imagine –, face à tous ces corps affalés, comme pas mal d’entre nous, il y a encore quelques semaines sur la plage. Oui, la plage, dans la Grande Halle. Une étendue de sable immense sur laquelle l’humanité se déploie selon le code connu de tous et toutes : à la plage, on vit sa vie autrement que dans la ville. Ils et elles ont chacun leur pré carré, leur zone d’intimité. Certains et certaines sur des transats, d’autre en tailleur autour d’un château en construction. Des enfants jouent à la raquette. Une jeune fille lance la balle à ses chiens… L’image est surréaliste. Le décalage entre le cadre et l’image fait de cette plage un bocal dans lequel ce qui reste de nous est protégé.
Comme sur toute plage bondée au mois d’août, il y a du brouhaha. Les discussions côte à côté sur les serviettes continuent alors que les chants se mettent en place. Car, oui, c’est un opéra. Un vrai opéra de 45 minutes avec soli et chœurs. Ce qui est étonnant, c’est de penser que l’œuvre est déjà ancienne. Elle date de 2017, soit avant le début de l’épidémie de covid. Les voix surgissent sans que nous puissions forcément identifier les corps qui les portent. On note qu’un ventre se soulève là, sur la fouta étalée juste au-dessus, et c’est de là que vient cette voix cristalline qui alerte sur la crise climatique. Les airs sont des manifestes anticapitalistes. Ils condamnent les voyages à outrance, l’utilisation du verbe « faire » accolé à un pays. Sun and sea fait le lien entre ce consumérisme et la mort de la planète.
Aliona Alymova, Svetlana Bagdonaitė, Nouria Bah,Auksė Dovydėnaitė, Saulė Dovydėnaitė, Daniel Monteagudo García, Amara Goel, Claudia Graziadei, Sandro Haehnel, leva Marmienė, Artūras Miknaitis, Vytautas Pastarnokas, Eglė Paškevičienė, Lucas Lopes Pereira, Kalliopi Petrou, Jonas Statkevičius, Šarūnas Visockis et Nihel Zoubeidi chantent sans changer de posture. C’est comme si nous avions accès aux pensées les plus légères et les plus sombres qu’ils et elles laissent divaguer face à l’eau. Si au début, on sourit face à ce miroir de nous-mêmes, au fur et à mesure, nous nous assombrissons. La scène devient ridicule, les occupations vaines, évidemment, c’est la plage… La beauté fait alors son travail d’introspection. Les voix oscillent de la soprano au ténor, et qu’il soit question de crème solaire ou de surmenage, nous sommes fascinés par ce que l’humanité est capable de faire, le pire comme le meilleur. Et sans doute, cet opéra-performance fait partie des meilleures choses que des humains aient créées !
Visuel : © Goda Budvytytė