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« Submission Submission » de Bryana Fritz et « Réverbérations » d’Aina Alegre : corps-voix en résonance féminine

par Beatrice Lapadat
11.11.2024

De la soumission représentée dans la performance Submission Submission de Bryana Fritz jusqu’aux réverbérations auxquelles Aina Alegre fait place dans sa nouvelle Étude, un projet commun traverse les deux créations présentées à La Ménagerie de verre dans le cadre du Festival Les Inaccoutumés : la quête de libération et la création d’espaces safe où discours textuel et corporel se joignent pour créer de nouvelles formes d’expression et d’exposition du corps féminin. 

Submission Submission de Bryana Fritz : quel Dieu pour quel langage ? 

Adoptant la posture d’une « hagiographe amatrice » afin d’explorer les vies des saintes et l’histoire de leurs représentations pour leur « donner corps », Bryana Fritz façonne treize portraits de saintes, dont quatre ont été ressuscitées pour le spectacle joué à la Ménagerie de verre : Hildegarde de Bingen, Catherine de Sienne, Christina de Bolsena et Jeanne d’Arc. Les vies des saintes telles qu’imaginées par la performeuse états-unienne s’étalent dans un espace scénique dépourvu de toute intention poétique et mystique : l’artiste, en pantalons et en chemise blanche, y manipule des gadgets et fait défiler des documents Word multipliés sur le mur du studio Wigman. 

Car on ne sait pas exactement « qui parle » et cette ambiguïté constitue le cœur même de la démarche entamée par Bryana Fritz, tel qu’elle l’explique avant le début du spectacle lorsqu’elle s’adresse aux spectateurs depuis les escaliers du théâtre. À quelle soumission terrestre ces femmes cherchent-elles à se soustraire lorsqu’elles se soumettent à la volonté de Dieu ? À quel langage humain trop restreint ces femmes s’opposent-elles lorsqu’elles prétendent être des récipients remplis par la voix de Dieu ? Combien de soumission et combien de subversion lorsqu’on refuse l’amour des hommes pour se consacrer à un Père qui exige une consécration absolue ? 

 

La répétition comme lieu de subversion et de transition

Le titre contribue à articuler des réponses partielles à ces questions : il n’y a pas de vision unilatérale à travers laquelle la question de la soumission peut être traitée. Tout ce qu’un contexte historique et politique donné peut conduire à la catégorisation d’un acte de soumission risque d’être complétement renversé dès que l’on se situe dans un autre espace-temps : d’où la nécessité de redoubler le premier terme constitutif du titre. C’est en soulignant cette réalité que la performeuse se déplace entre ironie postmoderne, revendication féministe et imagerie et croyances médiévales, sans imposer la vérité d’une époque face à une autre et adhérant plutôt à une circulation vivante de récits qu’à une archive figée. Dans l’espace blanc qui marque la séparation entre les deux « soumissions », c’est une tentative de libération qui s’insinue, comme les femmes l’ont fait depuis toujours, des saintes du Moyen Âge jusqu’aux jeunes de nos jours qui risquent leurs vies en enlevant une couche d’habits. 

La stratégie de la répétition constitue par ailleurs l’un des piliers dramaturgiques que l’on saisit dans Submission Submission : répétition obsessive des sons hystériques, répétition, d’un tableau à autre, des mêmes frissons suggérant l’extase et la possession, répétition des mots dévorateurs projetés sur le mur. L’installation du corps et du discours dans la répétition mène à une forme d’épuisement qui non seulement marie bien l’idée de transe, mais privilégie aussi la succession des métamorphoses : l’artiste ne peut habiter un autre corps qu’après avoir consommé tous les supplices, les crises, mais aussi les joies et les exaltations du précédent. 

Malheureusement, le rythme instauré par les passages d’une page de « hagiographie » à autre est brisé par une rupture esthétique qui ne parvient plus à créer ni du choc ni de la radicalité. La simultanéité des images porno défilant sur l’écran et d’un trop long texte narratif pour illustrer la vie imaginée d’une Jeanne d’Arc lubrique-mystique dissipe en quelque sorte la puissance organique contenue dans les autres séquences. En rire, en être gêné ? En célébrer une forme d’émancipation ou réfuter l’exploitation ridicule des corps engagés dans un acte sexuel lesbien ? Outre cette dernière séquence, dont la distinction par rapport aux autres crée plutôt de la confusion qu’un effet de surprise, Bryana Fritz maîtrise habilement la dynamique entre l’effort physique et la cohérence d’un discours allant du registre médiéval au contemporain. 

Les voix de Dieu et les voies du corps féminin 

Extase, souffrance, mort, résurrection et réinvention dans un espace occupé par des câbles et des écrans : décidément, on n’est pas là pour comprendre qui parle et quand dans Submission Submission. Entre la voix d’un Dieu possessif et écrasant et les voix des machines sophistiquées du 21ᵉ siècles, la distance est moins importante qu’il n’y paraît. Les corps paroxystiques des femmes – ces corps jugés « hystériques » et pulsionnels – suffiront-ils pour faire taire les voix des dieux inventés par les hommes ? Physique, ironique, ludique et extatique, Bryana Fritz vient proposer des réponses chorégraphiques-théâtrales qui invitent à la relativisation historique de sorte qu’on évite toute forme de dogmatisme. 

 

Réverbérations – Étude 8 d’Aina Alegre : la batterie comme partenaire de danse

La deuxième performance de la soirée nous invite à regarder une autre femme seule au plateau de la Salle Off de la Ménagerie de verre, accompagnée, elle aussi, d’un dispositif relevant de l’imaginaire contemporain : une batterie placée au centre de la scène, avant même que l’artiste n’y surgit brusquement. Dans un premier instant, lorsque la scène est encore dépourvue de toute présence humaine, on contemple cet objet comme une installation dont on anticipe la « mise en son » imminente pendant qu’on lit des fragments de récit autobiographique projetés sur le mur. Et on se trompe : l’apparition fulgurante de l’artiste ne mène point à un « concert performé ». 

Réverbérations – Étude 8, création inscrite dans « une série de performances in situ créées à partir de la collecte des gestes, de danses et de récits autour des pratiques liées à la gestuelle du martèlement », marque dès le début le rapport particulier que la codirectrice du CCN de Grenoble entretient avec l’instrument. Fascinée par la batterie et autodidacte dans son maniement, la très jeune musicienne et danseuse trouvait dans cette activité un moyen de vaincre sa timidité et ses tendances à l’introversion. Dans son devenir en tant qu’artiste et femme, la chorégraphe-interprète apprend à « dompter » et à dialoguer avec l’instrument sans chercher à le soumettre et l’aborde en privilégiant plutôt la « souplesse » que la « force ». Tant le texte que la mise en espace de la batterie suggèrent une performance qui se construit à la fois comme récit intime et hommage poétique que l’artiste consacre à la batterie. L’artiste se met ainsi sur un plan secondaire avant d’entamer une première interaction avec l’instrument et le « respecte » comme un potentiel partenaire de danse. 

Au fur et à mesure que la performance se déploie, l’on plonge de plus en plus dans les analogies qu’Alegre tisse entre le mode de fonctionnement de l’instrument et la manière dont il sert à consolider les rapports avec la danse. Les éléments majeurs de la batterie – les cymbales, les toms et les caisses – correspondent à une activation spécifique du corps qui ne se limite pas uniquement à l’usage des mains et des pieds, ciblant également un état d’esprit et une concentration indispensables à l’acte musical et chorégraphique. Souple et gracile, déterminée, mais aussi mystérieuse, elle saute, elle virevolte, elle nous fait voyager entre multiples cultures du mouvement avant de frapper extatiquement la batterie pour illustrer à travers son corps ce qu’on avait antérieurement appréhendé uniquement à travers la parole écrite.

Comme une frappe contre le patriarcat

Allant plus loin, la batterie s’avère être non seulement un accompagnateur utile pour une meilleure compréhension et pratique de la danse, mais aussi un instrument idéal dans le combat contre le patriarcat. Évoquant son ancien groupe rock de filles et son appréciation pour les batteuses d’aujourd’hui, moins reconnues que leurs homologues masculins, Aina Alegre fait évoluer la performance dans un sens qui laisse entrevoir les sens plus symboliques du verbe « battre ». Lorsqu’on a conscience de l’invisibilisation des femmes dans une industrie dominée par des hommes, on saisit toute l’importance d’un tel parallèle : l’acte de battre l’instrument devient synonyme de se battre contre un système inéquitable et qui rattache la batteuse à des stéréotypes qui ne correspondent pas à la diversité du milieu auquel elles participent. 

Mais les associations qu’Aina Alegre forge entre le geste artistique de jouer une batterie et la couche politique qui s’y niche ne se réduit pas à la simple articulation d’une injustice. Si au début de la performance l’interprète avait « cédé » sa visibilité à la batterie-installation, elle prolonge sa démarche de réparation de manière plus subtile cette fois-ci, proposant un regard renouvelé sur les corps des batteuses, révélés ainsi comme étant en égale mesure des corps de danseuses. En se penchant sur la gestuelle et les manifestations expressives des batteuses, l’artiste originaire de Barcelone part à la rencontre de territoires chorégraphiques inédits, explorant de potentielles cartes de mouvements là où l’on s’attend moins. Rituel politique et messe thérapeutique, l’imprégnation de sonorités émanées par la batterie transforme les corps des danseuses-musiciennes ou des musiciennes-danseuses avec la force d’une véritable révolution à venir. 

Émancipation par la parole et les sons 

Là où les paroles et les sons émis par le corps humain sont exaltés dans Submission Submission de Bryana Fritz, Aina Alegre supprime le discours articulé dans Réverbations pour s’exprimer uniquement à travers les sons de la batterie et ses cris. Là où Bryana Fritz crée des cumulations explosives à travers un corps soumis à des pulsions extatiques, Aina Alegre organise l’espace scénique et corporel dans une construction rigoureuse, où tout est subordonné à ce que la batterie exige en termes de rythme. Présentées dans la même soirée au festival Les Inaccoutumés,  Submission Submission et RéverbérationsÉtude 8 sont unies par le désir de désinvisibiliser des figures féminines puissantes d’hier ou d’aujourd’hui. 

Du 6 au 8 novembre à La Ménagerie de Verre

Informations 

Photo Submission Submission de Bryana Fritz © Michiel Devijver

Photo Réverbérations – Étude 8 d’Aina Alegre  © Martin Argyroglo