« Stabat Mater », l’armée de douleur de Romeo Castellucci dans la cathédrale Saint-Pierre de Genève

« La forme est muette. Elle ne veut rien. C’est la forme qui peut nous regarder en face, qui est capable de nous mettre à nu, pas un discours », Romeo Castellucci

Comme toujours, avant une représentation d’une œuvre de Castellucci, la tension est palpable dans le public qui attend une demi-heure avant l’heure en rangs serrés devant les portes closes du bâtiment médiéval. Nous ne le savons pas, mais cette allure combattante va résonner très vite avec les premières images qui nous sont offertes. Il y a avant tout une sensation de chaos. Les bancs occupent la nef dans sa longueur et non sa largeur, mettant le chœur à gauche et la sortie, l’orgue, à droite. Au-dessus d’une rangée de bancs est posé un long podium en bois, plutôt étroit. Il est augmenté de trois grandes tiges aussi hautes que la hauteur sous plafond. Et puis, ça commence. La première image est un délire. On y voit une armée de terre entrer, armée jusqu’aux dents d’instruments de musique camouflés. Pour rappel, ces dernières années, Romeo Castellucci travaille la figure policière, mais dans une approche burlesque (Bros – 2021). Le militaire, ça, c’est nouveau. L’image est angoissante, on se sent immédiatement coupable face à ces êtres sortis des tranchées. Et puis, cette armée se met en place et se met à jouer la musique spectrale de Giacinto Scelsi. Ces hommes et ces femmes casqué·e·s et armé·e·s sont en réalité l’ensemble contemporain genevois Contrechamps. Et le corps qui semble danser et incarner cette musique-matériau n’est autre que Barbara Hannigan. Quattro pezzi su una nota sola (Quatre pièces sur une seule note) est considérée comme emblématique de l’esthétique de Scelsi. Il s’agit de 17 minutes suspendues dans un son ample qui est une texture vidée de l’idée de mélodie. Les instruments y sont nombreux : une flûte alto, un hautbois, un cor anglais, deux clarinettes, une clarinette basse, un basson, un saxophone, quatre cors, trois trompettes, deux trombones, un tuba (basse), une scie musicale (ou flexatone), des bongos, tumba, cymbale suspendue, petit et grand tam-tams, deux altos, deux violoncelles et une contrebasse. Chacune des quatre pièces utilise une unique note : fa dans le premier mouvement, si dans le deuxième, la bémol dans le troisième, enfin la dans la dernière pièce, la seule qui fait appel à l’ensemble de l’effectif instrumental. Nous l’écoutons en apercevant à peine l’orchestre, situé dans le chœur. Sous une représentation de Jésus, Marie et de Saint Pierre,  il est dans le prolongement de notre verticale. Ce son qui porte en lui sa densité est une réelle préparation à ce que nous nous apprêtons à voir : une frénésie de gisants renforçant la douleur d’une mère qui voit son fils mourir.

« La mère se tenait, dans la douleur, près de la croix, en larmes, tandis qu’était suspendu son fils. »

Sur l’étroit podium, nous retrouvons progressivement la voix, une fois que l’armée aura vérifié que le lieu est sûr. Barbara Hannigan et Jakub Józef Orliński vont chanter, mais d’abord, le contre-ténor va s’extraire, dans une figure de Pietà, d’un groupe de fidèles compact. Après, seulement après, elle, en Marie, peut commencer à déployer les notes longues de Pergolèse. Comme dans The Four Seasons Restaurant en 2012, Castellucci pare ses interprètes de tabliers, ici gris, cette pièce-là parlait d’apocalypse, autre épisode. Ce qui intéresse le maître italien depuis toujours, c’est l’idée même de mort et de résurrection. Il perçoit la résurrection comme un renouvellement, l’idée que l’on meurt, oui, mais qu’après, en tout cas pour quelques siècles encore, d’autres humain·e·s viennent après nous (Requiem – 2019, Résurrection – 2023). La mort hante le Stabat Mater, Pergolèse l’a écrit sur son lit de mort, à 28 ans à peine, maudite tuberculose. Cela ajoute à cette musique une charge émotionnelle d’une intensité très particulière. On le sait, deux jeunes hommes sont morts, Jésus et Pergolèse, cela fait flotter sur cette scène un petit air d’enfer. Castellucci multiplie les symboles et les couleurs. On verra des enfants, des pieds nus, des tissus bleus, blancs, des rubans, noirs, rouges. On verra aussi, comme dans Inferno (2008), la figure du ballon de basket, ici deux, se retrouver au sol. Mais aussi comme dans Domani (2023), le tronc d’arbre. On note des feuilles et bien sûr des croix, mais qu’il choisit de présenter d’un seul bloc vertical, sans horizontalité, et pourtant cela suffit à figurer toutes les images que l’histoire de l’art nous a fournies en matière de corps transpercés par des glaives immenses.

« Ô Mère, source d’amour, fais-moi sentir la force de ta douleur, que je pleure avec toi. »

Le duo est éblouissant. Les voix sont cristallines, puissantes et viscérales. Les corps se tordent, parfois, ils tourbillonnent sur eux-mêmes en spirale contrite par la peine. On entend les prières qui se terminent dans un « amen » somptueux et cependant la paix ne vient pas. Au sens propre comme au sens figuré, le salut ne vient pas non plus. Pour toujours cette mère pleurera son fils mort. Même si Castellucci convoque d’autres compositions de Scelsi qui symboliquement nous font voyager du son à la voix pure de Barbara Hannigan transperçant le ciel d’un Alléluia organique, rien ne peut apaiser la douleur. Les doigts se courbent, ils ne peuvent pas indiquer des directions claires à la horde d’enfants qui, les yeux baissés ou chantant dans l’ombre, ne savent plus que faire. Chez Castellucci, l’actualité n’est pas un objet d’étude, seule la forme l’est, et par la forme, il nous dit que les guerres n’ont pas commencé aujourd’hui et que depuis quelques millénaires, il est possible de tuer un homme à cause de ses idées.