La dernière création du roi Steven Cohen serait-elle la vraie dernière ? La star immense de la performance, qui a fait de son corps le vecteur d’une œuvre politique, semble vouloir arrêter de fabriquer des « Platform shoes » symboliques et de ranger les ailes de papillons qui ornent son visage et son crâne depuis les années 70. Présenté à l’occasion du Festival du TNB à Rennes, il a retourné l’idée de la fabrication de l’image jusqu’à son dépouillement le plus total, dans une communion sensible avec le public.
Pour le moment, il n’est pas là. On l’attend. Sur le plateau, on voit l’une de ses paires de chaussures si particulières. Cohen a, pour chaque performance, pensé une structure dans laquelle ranger ses pieds. Là, par exemple, nous voyons des talons pris dans une guillotine. Il y a un immense écran qui, pour l’instant, ne montre rien. Et puis il est là. Il arrive et il fait exactement ce que l’on attend de lui depuis plus de quarante ans : il apparaît en créature qui, comme le dénonce El Conde de Torrefiel en ce moment, cherche « l’effet waou ». Toujours dans l’air des artistes du moment, et aussi à l’image de Vimala Pons, pour cette fois, Cohen souhaite faire l’inverse de ce que l’on attend de lui. Alors, comme Vimala qui ouvrait sa pièce en étant écrasée par le poids d’un satellite, portant donc un truc énorme sur le dos comme toujours, Steven arrive juché, immense, sur des chaussures-portail de château excessivement hautes, avec, dans les mains, deux bâtons en ferronnerie ponctués de dorures. Mais la musique nous donne un indice : une voix de femme reprend « Bohemian Rhapsody » de Queen. My time has come ? Really ? Alors autant briller à fond, dans un véritable bouquet final de feu d’artifice (ce n’est pas une allégorie.) Et croyez-nous, à ce moment-là, on pense avoir vu la plus belle image de ce spectacle sublime. Et pourtant…
« Homme, blanc, juif, queer », comme il se définit, Steven Cohen ne semble exister que pour porter ses fantômes en lui. Pour Golgotha, il avait chaussé des platform shoes montées sur des crânes. Il pleurait alors la mort de son frère. Nous étions en 2009, au Festival d’Automne. En 2017, un an après la perte de l’amour de sa vie, Élu, il était monté sur des monumentales chaussures-cercueil. Steven Cohen n’a jamais cessé de se confronter aux douleurs du monde. L’homme-chandelier qui déambulait dans une décharge chez lui, à Johannesburg, l’homme aux yeux-papillons fait cela depuis quelques décennies : il est une œuvre, une œuvre politique et sensible. Il décide cette fois de nous parler, beaucoup, et de se raconter depuis ses origines juives jusqu’à ses jours d’aujourd’hui, lui, 63 ans, vivant partout dans le monde, de nationalité sud-africaine.
La pièce avance comme une auto-rétrospective. Nous voyons défiler des images, des films où on le voit évoluer en créature fascinante dans les rues de New York ou place du Trocadéro, le sexe enrubanné, tiré par Franck, un coq, jusqu’à ce que les flics l’arrêtent. « Souvenez-vous de moi », nous demande-t-il, tout en se qualifiant de « danseur de cabaret en burn-out ». Sensible, super sensible. Steven Cohen se livre comme jamais, trois ans après son Boudoir, créé à Vidy-Lausanne et repris en 2024 au Théâtre de la Cité Internationale, où déjà, il semblait exposer le résultat d’une vie faite de déambulations improbables. Cette fois, il donne accès à sa fabrique de la magie, il démonte le processus de création jusqu’au point de départ, il redescend et pose ses voûtes plantaires à plat sur le sol qu’il a tenu à distance toute sa vie. Le résultat est une œuvre massivement émouvante, qui témoigne de l’apport de cet artiste hors norme à l’art de la performance. Ce sera peut-être la dernière pièce créée par Steven Cohen pour lui-même ; en revanche, il donne des indices quant à l’acceptation de la reproductibilité de son œuvre. Alors que l’on pensait que seul lui pouvait être le porteur de ses créations, inscrites dans son corps parfois jusqu’à la brûlure, et toujours jusqu’à la douleur, il paraît assumer l’idée qu’une transmission est possible. Alors, qui sait, nous verrons bientôt peut-être passer devant nous des femmes-chandelier ou des garçons-globe terrestre.
À voir ce soir, samedi 15 novembre à 21 heures au TNB ( Rennes) puis au TJP (Strasbourg) du 12 au 14 mars 2026
Visuel : ©Luke Pallett