La quarantaine rimerait-elle forcément avec crise ? La performeuse Rébecca Chaillon nous invitait ce week-end à conjurer le sort en prenant, quarante heures durant, possession du Carreau du Temple.
« Quarante ans, quarante heures », telle était la devise de ce moment particulier. Derrière cette promesse qui rappelle un rien On achève bien les chevaux se camouflait un événement protéiforme, mêlant conférences, ateliers, spectacles et performances. Un événement capable de créer également des sentiments divers, faisant passer le public du rire aux larmes sans frontière apparente. Un événement, enfin, aussi visuel que sonore, modifiant du tout au tout les murs du Carreau.
La plongée dans cet univers hors du temps se fait en effet par l’intermédiaire de l’espace : les salles du Carreau du Temple étaient rebaptisées pour l’occasion la Chambre ou la Solstice, pour ne parler que d’elles. Aussi fallait-il quelque temps pour se réapproprier des lieux a priori connus et pourtant méconnaissables. Cette quête d’orientation commençait notamment par la visite des espaces souterrains, d’ordinaire dédiés aux ateliers de pratique sportive et artistiques.
Les étudiants et étudiantes de l’ESTU de Limoges (École de théâtre de l’Union – CDN, particulièrement tournée vers les territoires ultramarins) ont ainsi investi les loges de ce sous-sol pour les transformer en espaces intimes où chaque visiteur ou visiteuse était invité·e à pénétrer. Les éléments fondateurs de la vie de ces jeunes adultes ornaient alors les murs comme ils jonchaient le sol, avec des livres, bien sûr, des tickets de théâtre, of course, et des paillettes un peu partout, bien évidemment.
Au sortir de cette expérience, une « care era » invitait au tatouage et à la manucure, tandis que, de l’autre côté du sous-sol, une cartomancienne tirait le tarot. En face, un autel à offrandes accueillait les ex-voto du public, tandis que chacun et chacune pouvaient profiter, à toute heure du jour et de la nuit, d’une « sieste sonore ». Des yoga-thérapeutes accompagnaient ces recherches de calme d’ateliers où le « care » et le « safe » étaient les maîtres-mots.
Du côté des échanges et rencontres, la militante montreuilloise Capucine Légelle animait un long débat sur la gentrification de la proche banlieue et la mise au ban des populations pauvres et racisées. La podcasteuse Alexia Soyeux, autrice de Passer l’âge. La crise de la quarantaine entre mythes et réalités, pulvérisait pour sa part les préjugés concernant ce chiffre fatidique des quarante.
Rien n’étant toutefois possible sans spectacle, les étudiant·es de l’ESTU se livraient aussi à des performances dans une salle au nom éloquent, la Body. Mais c’est du côté de la Floor, toujours en sous-sol, que les performances s’affirmaient comme des rituels modernes. Ainsi de celle de la performeuse argentine Lucia Soto, qui invitait le public à donner libre cours au deuil des morts et mortes qui l’entourent. Dans un studio de danse plongé, pour l’occasion, dans le noir, avec pour seules sources lumineuses des bougies aux allures de cierges, la jeune femme a commencé par évoquer ses propres deuils en mêlant le comique à la tristesse, le rire aux pelures d’oignons. Ces évocations malicieuses de la maladresse des personnes endeuillées ne retirait rien du sentiment de communion provoqué par le partage public de souvenirs personnels.
Un rituel pour conjurer cette fois le fait d’être née grosse et noire, tel était le sens de White Washing, de et avec Rébecca Chaillon et la comédienne Aurore Déon. Commençant comme ce spectacle phare qu’est Carte noire nommée désir, la performance présente tout d’abord au public un sol intégralement blanc et une Rébecca Chaillon tout aussi blanche. Aurore Déon lui tresse d’immenses nattes parcourant l’ensemble de la salle. Alors que la jeune quarantenaire nettoie son corps du talc blanc qui le recouvre, elle lit à haute voix de petites annonces de vieux mâles blancs en quête de leur fantasme colonial.
Cette simple lecture, dépourvue du moindre commentaire, dit beaucoup de la durée des préjugés de race, qui continuent à façonner les imaginaires, y compris (surtout ?) les plus intimes. Dès lors, comment les déjouer ? Comment les conjurer ? On s’en doute, la réponse n’est pas simple, mais l’on en trouvera sûrement un début dans ces rencontres marathoniennes, qui voient se côtoyer des personnes malmenées parce que racisées ou LGBTQIA+, ou les deux, et s’épauler les un·es les autres.
Visuel © Adeline Rapon