À l’occasion du portrait que le Festival d’automne consacre au duo d’artistes libanais, exilé à Berlin depuis 2013, le théâtre de la ville donne à revoir Who’s afraid of representation, une performance de 2003 qui met en miroir les violences du body art des années 70 avec celles de la guerre civile qui a décimé le pays à la même époque.
Le plateau est presque nu. Pour le moment, on ne voit que le titre du spectacle inscrit en projection sur le mur du fond de la haute salle de La Coupole du Théâtre de la Ville. Bientôt, Rabih Mroué et Lina Majdalanie vont descendre un grand écran qui occupera quasiment toute la scène. À sa gauche, une table et une chaise. Il et elle s’y installent et commencent à jouer. Les régles sont simples. Rabih donne le top départ, Lina ouvre une anthologie de la performance, ferme les yeux et les rouvre sur une page. Le numéro de la page indique la durée de la réactivation par le récit. Lina passe derrière l’écran et elle raconte, dans le temps imparti, les performances les plus trashs des années 70 : Gina Pane, Joseph Beuys, Orlan, Marina Abramović… Avec une bonne dose d’espièglerie, Lina Majdalanie raconte, détail par détail, les grandes heures du body art. La violence est la clé, le corps la mesure.
Tous les artistes cité·e·s se sont gravement mis·e·s en danger, ils et elles se sont scarifié·e, mutilé·e, malmené·e un nombre de fois incalculable. Son récit suscite un petit dégout dans le public, pourtant on ne voit rien et surtout, par définition, les performeurs et perfomeuses sont consentant·e·s avec eux et elles-mêmes. Marina Abramovic a décidé qu’un spectateur lui pointe une arme chargée sur elle, une vraie arme, avec une vraie balle. Gina Pane s’est joliment et méthodiquement coupé le bras, Valie Export s’est bien promenée avec une boite de peep show sur ses seins. Toutes ces performances étaient et sont politiques, toutes questionnent la place du corps dans l’espace public et transcendent la violence.
Mais que se passe-t-il quand le récit nous rapporte de la violence à visée réelle, c’est-à-dire non artistique ? En parallèle du « jeu », le récit croise les dates de ces performances avec la vraie histoire du Liban, pays que le duo a fui en 2013 pour s’installer à Berlin. Rabih Mroué devient un criminel, qui lui a vraiment tué une dizaine de personnes. En arabe – nous apprend la feuille de salle – la signification du mot tamthil (« représentation ») est double. Elle recouvre à la fois celle du métier de l’acteur qui joue, de politicien qui représente son parti ou celle d’un acte consistant à mutiler son corps.
En un peu plus d’une heure, Rabih Mroué et Lina Majdalanie croisent et entremêlent l’art, la guerre et la violence. Ces trois temps sont questionnés du point de vue de nos réceptions. Qu’est-ce qui est insupportable ? Qu’est-ce qu’on ne veut pas savoir ? Qu’est-ce qu’on veut oublier ? Au passage, on comprend la complexité géopolitique du Liban si souvent simplifiée dans l’espace public, en 2003 comme en 2024. 20 après sa création, cette performance sur l’art de la performance comme palimpseste de la guerre civile libanaise est cruellement d’actualité.
Théâtre de la Ville – Sarah Bernhardt
23 – 28 septembre
Visuel : © Houssam Mcheimech