Jonathan Drillet et Marlène Saldana forment un duo unique en son genre. Au début des années 2010, ils s’unissent sous la bannière de leur compagnie, dont le nom résume la forme : The United Patriotic Squadrons of Blessed Diana! Ce nom porte en lui tout ce qui fait le génie de leurs pièces : du kitsch, du drame, du crade, du beau, de l’énervant, des punchlines et des références pointues. Les Chats (ou Ceux qui frappent et ceux qui sont frappés), au titre délicieux, répond exactement à cette liste bien chargée.
Nous voici donc de retour à Chaillot où, après avoir vu Showgirl, en 2023, se battre contre les machos de Las Vegas, nous retrouvons la belle équipe en plein miaulement de la Sonate pour piano n°14 de Beethoven. Les voilà : dix chat·te·s vêtu·e·s par Jean Biche (assisté de Zoé Lachaud). Bodies et collants, jupettes pour certain·e·s, oreilles pointues sur la tête, iels se vautrent sur un dénivelé rappelant une piste de skatepark. Le décor, pensé par le plasticien Théo Mercier, est un dessin de chat. Mais alors, pourquoi les chats ?
Qui mieux que cette espèce pour commenter notre humanité, en direct du café du commerce ou, plutôt, du plateau des chroniqueur·se·s de CNews ? Le chat, c’est la définition de l’égoïsme : il se laisse caresser des heures et se barre quand il en a envie. Puissant, agile, il sait être sauvage en sortant dents et griffes, tout en regardant ses maîtres et maîtresses, alangui.e.s sur la moquette.
Nous voyons et entendons ici la crème de l’émergence performative se mêler à des icônes. Cette animalerie est peuplée d’Alina Arshi (Lapis Lazuli), Jonathan Drillet (Pomerance), Mai Ishiwata (Oumuamua), Christophe Ives (Geiger José), Dalila Khatir (Church), Aurélien Labenne (Ponzi), Mark Lorimer (Crow Dog), Guillaume Marie (Sununu), Marlène Saldana (Neuneuille), Stephen Thompson (Javelle) et Charles Tuyizere (Le Rousseau).
Nous les suivons pendant douze tableaux, comme dans une comédie musicale. Les titres des séquences donnent le ton : nous passons des Questions de Lapis Lazuli au Trio des chattes, en passant par La Bible et Le GIEC. Alina Arshi ouvre les hostilités. Pour rappel, elle avait fait sensation lors du dernier festival Les Inaccoutumées de la Ménagerie de Verre. Entepfuhl, son solo contorsionné d’anthropomorphisme, nous avait tapé dans l’œil. La revoilà, voix puissante, posant de bonnes questions :
« Comment expliquer qu’une distribution inégalitaire des biens matériels autorise à donner des ordres à ses semblables, à les employer comme domestiques ou ouvriers, ou soldats, ou même à se moquer comme d’une guigne qu’ils vivent et crèvent dans la rue ? »
Mais sa voix n’est rien sans son corps. Quand elle imite un chat qui gonfle son dos, c’est haut, très haut. On le sent déjà : cette création de Saldana et Drillet sent bon la danse.
À chaque intervention, qui est comme une rencontre avec un·e artiste, les autres sont en mouvement. Ce mouvement permet d’écouter un texte, comme toujours chez eux, très dense. Au fil de l’eau, on verra même des gestes reprendre les grands jetés et les boucles de Lucinda Childs. L’univers est proche de Zerep, en plus sage tout de même. Tout est réfléchi, dans une dramaturgie au cordeau qui ne laisse aucune place à l’improvisation.
Chaque intervention de cette pièce soulève des questions importantes, notamment sur la place des chats dans l’Histoire, que ce soit pendant La peste noire ou à travers des références comme le militantisme de Paul Watson. Les thèmes n’en sont en vérité qu’un seul : montrer comment le capitalisme est l’ennemi le plus total. Sans capitalisme, pas de propriété, pas de hiérarchie entre les êtres, pas de forage, pas de désastre écologique.
La mise en scène s’appuie sur une exploration partant de la figure du chat, permettant de mettre en lumière des aspects sombres de notre société. On y observe un parallèle frappant avec le comportement des chats : jouant entre eux, se léchant mutuellement ou restant immobiles des heures durant, ronronnant près d’une cheminée, dans une sorte d’attente infinie.
Certains passages évoquent des figures politiques comme le clan Le Pen. Le spectacle reflète l’ambiguïté de notre rapport à ces personnages insupportables. La question centrale semble être : comment les contrecarrer ? Toutefois, la pièce ne propose pas de réponse directe à ce dilemme. Au contraire, elle illustre la complexité du problème, nous laissant réfléchir à nos propres stratégies pour « sortir les griffes ».
Malgré tout, une lueur d’espoir traverse le spectacle : l’appel à continuer à danser, chanter et créer de belles images, tant que cela reste possible. Et des images magnifiques, il y en a. Marlène Saldana et Jonathan Drillet maîtrisent l’art de mêler les genres. La beauté visuelle est omniprésente, avec des tableaux plastiques en contre-jour et des surgissements d’objets d’une grande délicatesse.
Le spectacle évoque aussi, de manière ironique, Jean-Marie Le Pen. On note, par exemple, l’étrange coïncidence de son décès un 7 janvier, jour des hommages à Charlie Hebdo. La pièce joue avec ces anecdotes pour explorer des symboles et des tensions sociétales. La passion de Marion Le Pen pour les chats est également mise en avant, en contraste avec l’image des dobermans de Jean-Marie Le Pen.
Un fait divers édifiant donne à la pièce son climax : en 2014, les dobermans de Jean-Marie dévorent Artémis, le chat de Marine. Ce moment opératique est sublimé par la voix impressionnante de Dalila Khatir :
« Et le grand malheur fut constaté. Sergent et Major, les dobermans, l’avaient à demi mangée. Elle fut retrouvée sans vie au pied des anciennes écuries par José, le domestique, et notre nounou, Dany. »
L’œuvre ne se limite pas à la moquerie ou à la dénonciation. Elle offre une réflexion plus large sur des thématiques complexes : l’opposition au capitalisme, le rôle de l’art dans la résistance et l’apport de la poésie face à l’adversité.
D’un point de vue technique, la pièce impressionne. Le travail sonore est d’une finesse remarquable, et les jeux de lumière subliment les tableaux scéniques. Les techniques vocales utilisées permettent à chaque artiste, même celles et ceux qui n’étaient pas chanteur·se·s au départ, de trouver leur place dans cette performance collective.
En fin de compte, Les Chats nous font rire du pire, qui, comme le rappelait Wolinski, a toujours « de l’avenir ». On grince, on sourit, on s’énerve aussi face à ces chat·te·s gauches cav’ qui ne font que se plaindre. On ressort avec des punchlines folles, des images construites comme des tableaux, et une fluidité féline dans les corps.
Jusqu’au 11 janvier à Chaillot puis en tournée : à la Comédie de Clermont-Ferrand, Scène nationale, dans le cadre du festival Transforme les 17 et 18 janvier, à la MC2: Grenoble, Scène nationale les 27 et 28 mars à la Maison de la danse de Lyon, en co-réalisation avec Les Subs, dans le cadre du festival Transforme les 3 et 4 avril à la MC93, Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, Bobigny du 10 au 12 avril, à Charleroi Danse, Bruxelles le 26 avril et au Théâtre National de Bretagne, Rennes, dans le cadre du festival Transformles 27 et 28 mai
Visuel : © Ph. Lebruman