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Les archives vivantes de Mila Turajlić au Festival du TNB

par Amélie Blaustein-Niddam
21.11.2024

Dans un format de conférence-spectacle, la réalisatrice serbe Mila Turajlić décortique la naissance du mouvement des non-alignés, une aspiration à un monde non-binaire à l’époque de l’affrontement entre l’Est et l’Ouest.

« Les archives ne sont pas du tout statiques »

En 1989, Arlette Farge publie Le goût de l’archive. Elle y décrit ce que tout·e historien·ne a pu vivre : une relation intime aux sources primaires – que l’on s’approprie physiquement et intellectuellement. C’est exactement ce que Mila Turajlić a vécu et vit. Une recherche est comme une bobine de fil qui se déroule. Elle part d’un point : « créer un documentaire sur l’Armée de Libération Nationale », et devient un spectacle sur la propagande des images en 1961, au pic du début de la fin de l’ère coloniale.

Elle est sur scène, mais s’en extrait ; elle est derrière son ordinateur, face caméra. Devant nous, un split-screen place, à gauche, les documents d’archives et ses sources, et de l’autre, on la voit, elle, en gros plan, saisie par ses émotions face à ces trésors. Ce qu’elle a découvert, c’est le fonds des actualités sous la présidence de Tito. Plus fou encore, elle a été guidée dans ce méandre de bobines – très alignées pour le coup – par le caméraman Stevan Labudović, qui accompagnait le président à vie de la Yougoslavie socialiste dans ses déplacements officiels et ses innombrables poignées de main.

La liberté d’être libre

Il faut se remettre dans cette époque. Les films d’actualité sont, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, un outil de propagande massive, pour une raison simple : l’image et le son sont décorrélés. En gros, on peut faire dire ce que l’on veut à ces reportages qui, parfois, tiennent du cinéma d’art et d’essai.

Dans son format, la performance est plutôt classique. On a vu souvent, depuis les vingt dernières années, ces cours magistraux distanciés par le noir de la salle et le temps sanctuarisé de la représentation. Mais toujours, l’outil ne dit rien du fond. Les leçons peuvent être drôles (Conférence des choses de François Gremaud et Pierre Mifsud, 2016) ou tragiques (comme Talos, 2017, ou Necropolis, 2021, d’Arkadi Zaides).

Ici, l’acte est politique, engagé, tout en restant relativement ludique. Faire parler les archives des non-alignés n’est pas un cours d’histoire. Mais, assurément, si vous ne connaissez pas la façon dont, en pleine opposition Est/Ouest, la constitution en apparence libre d’une coalition tampon – le futur « tiers monde » – était une manière très utile pour les différents protagonistes (ici, la Yougoslavie) de se constituer une assise, notamment diplomatique, cela mérite d’être exploré.

« Il filme ses pieds »

Le plus grand intérêt de ce travail est évidemment ce défrichage fou de ces archives, qui, on l’espère, feront l’objet de nombreuses thèses. Pour la première fois peut-être, on entend les discours de la si mythique conférence de Belgrade.

Mais c’est dans la quête de l’œil humain que Mila Turajlić nous attrape. Son caméraman star a passé des décennies, en bon « soldat de Tito », à filmer, mais aussi à se filmer. On plonge ici, comme en contre-plongée, dans son œil à lui, qui était certes très dirigé, mais tout de même assez libre pour montrer des détails très drôles, comme, oui, ses pieds qui se balancent au-dessus de la mer à bord du navire présidentiel.

Depuis 1954, il a déroulé des kilomètres de films qui montrent la lutte contre les deux blocs. Mila Turajlić ne cherche pas la neutralité des images. Elle l’explique : une archive n’est jamais neutre, surtout les officielles. En revanche, celles qui arrivent par hasard – ce « tapis des images », celles qui montrent les foules, les regards entre les hommes et les femmes des années 60 – cela tient du cadeau sensible.