« Ceci est un film »
Depuis 2010, Tanya Beyeler et Pablo Gisbert s’intéressent spécifiquement à ce que sont nos sociétés occidentales au XXIᵉ siècle. En ethnologues du temps présent, ils mêlent théâtre, danse, lumière et son pour provoquer des chocs esthétiques qui s’inscrivent dans le champ maîtrisé par Romeo Castellucci. En 2022, les spectateur·rices du Festival d’Avignon, puis celles et ceux du Festival d’Automne, découvraient les visions hallucinantes de Una imagen interior, où le duo nous donnait à voir un monde fait de réminiscences et de disparitions. En 2023, le collectif avait présenté une œuvre dans Paysages partagés à Vidy et à Avignon. Il s’agissait d’un bandeau à message électronique où nous nous faisions engueuler, nous, humain·es, par Mère Nature. En 2023 toujours, le duo ouvrait le Festival d’Automne dans la nature avec Ultraficción n°1, une œuvre totale, faite de mots, de sons et de quelques animaux. La Luz de un lago se place dans la droite ligne des précédents travaux. Dans cette pièce, l’idée du glitch s’empare de quatre histoires sans lien apparent entre elles… et pourtant ! Le glitch, vous savez, c’est cette image pixelisée, buggée. Dans la définition, « Un glitch est une pointe de tension ou une impulsion inopinée, positive ou négative, que produit un convertisseur analogique-numérique ou un circuit logique. » Et la pièce commence comme ça, sur un film qui se court-circuite, où l’on ne sait pas si l’on devine des corps qui dansent ou qui se boxent.
« Un amour qui est comme un remède et un poison »
Quatre histoires, donc. En l’occurrence, celles de Cecilia et Thomas, d’Ioanis et Pedro, de Marina et sa grand-mère, et enfin de Cosimo et du collectif BBB. Nous sommes assis sur scène, derrière le rideau métallique qui nous sépare de la salle de spectacle. Et entre la salle et nous, il y a des couches de panneaux qui vont être des supports à lecture. Car oui, chez El Conde, le public lit. Depuis les dernières pièces même, il ne fait que ça. Sur l’écran défilent des histoires qui se dévorent, comme si nous tournions tous·tes ensemble les pages d’un même livre, dans un geste collectif. Les histoires sont terriblement bien racontées. Sans causes ni effets, mais plutôt avec des signes un peu surnaturels, l’issue, toujours fatale, de chaque récit se retrouve au milieu de l’épisode suivant. Chaque histoire est portée par des images faites de lumières et de couleurs et parfois, par touches, d’un peu de vrai·es humain·es.
«Tu veux venir danser ?»
La couleur, chez El Conde de Torrefiel, est vraiment une actrice. Le collectif offre un aplat orange pour commencer, puis vient nous éclater la rétine face à une illusion d’images invisibles tournées en Super 8. Plus tard, nous serons enveloppé·es par la tristesse et la nostalgie dans une arrivée de noir Soulages qui porte le deuil d’une relation avec une grand-mère en avance sur son époque. On traverse les murs comme des fantômes ici, les uns après les autres, jusqu’à arriver à l’essence même de la notion de représentation. Toujours chez El Conde, en plus de la couleur et de la lumière, il y a le son. Il est lui aussi un acteur en soi : de Massive Attack à Marion Cousin (et son étang enveloppant), on dandine en lisant et en étant frappé·es comme par la foudre quand les BPM tapent plus fort qu’un cœur pris dans une passion amoureuse et illégale, dans un cinéma à Athènes, une fête à Manchester, une chambre à Paris ou un futur à Venise. La Luz de un lago est presque un film, presque un livre, et absolument une performance géniale.
