Déambuler sur la ligne vivante de la rupture : « Deadline » de William Cardoso au Grand Théâtre de Luxembourg

Prélude : Au cœur de la rupture

Dès l’entrée dans la salle Studio du Grand Théâtre de Luxembourg, les spectateurices sont plongé.e.s dans un certain état d’inconfort. Avant même que le temps performatif ne commence, on appréhende la présence des performeureuses qui déambulent, dans une posture de momification, dans la salle organisée de manière quadrifrontale. La fumée réduit le champ de vision et la musique aux accents funestes éloigne le public du monde extérieur pour l’immerger dans ce cadre cérémonial particulier par son obscurité assumée. Par moments, les trois performeureuses déjà présent.e.s sur scène fixent les spectateurices du regard et parviennent à créer une forme de proximité déstabilisante. Dans une ambiance à la fois grotesque et contaminée des joyeuses rumeurs spécifiques à ce moment liminal qui précède le début de la performance, les performeureuses sont déjà lancé.e.s dans le voyage nocturne imaginé autour du concept de « rupture » par le chorégraphe portugais-luxembourgeois William Cardoso, en collaboration avec Léa Tirabasso (dramaturgie), Emerine Samuel (musique), Brice Durand, Thomas Coltat (light design) et William Roque Rodrigues (costumes).

De l’aube des temps au temps de la déchirure

Les costumes et les accessoires reflètent puissamment cet état de déchirure et de rupture dont William Cardoso a puisé son inspiration pour Deadline. Des tissus blancs, à l’air jauni et recousus par endroits, couvrent la partie haute des corps des performeureuses, pendant que leurs têtes demeurent dissimulées sous les masques-bandages qui ne laissent apparaître que les yeux. On est tenté de penser à Rudolf Schwarzkögler et aux actionnistes viennois obsédés par l’expérimentation avec la torture et la défiguration du corps. Pourtant, avec Cardoso on ne saurait être plus loin de ces démarches-là, même si une certaine familiarité visuelle subsiste tout au long de la performance. Car si les corps des actionnistes déclinent la dégradation, la décomposition et les altérations induites par l’automutilation, la performance de Cardoso nous confronte d’emblée à des corps « vertueux », bien athlétiques, musclés, à l’apparence presque olympienne ; seuls les habits et les accessoires couvrant la tête rappellent la présence intoxicante de la maladie et de la torture, franchissant ainsi le seuil du monde d’en bas.

Le langage chorégraphique de William Cardoso (Raum, Baby, Angriff, A Year Without You) traduit, avec une appétence assumée pour la démesure, la tension baroque née de la jonction entre les corps hyper-endurants et la propension vers la déchirure physique totale. La déambulation lente en début de la performance, qui fait imaginer des êtres ancestraux sortis de la nuit des temps, se transforme rapidement en une sorte d’olympiade infernale. La force physique se montre ici orientée vers la quête d’un exutoire capable d’accueillir la rage et les débordements des corps qui n’acceptent plus les limites imposées par la dégradation et l’aliénation spécifiques à la condition humaine. Entre les cris lancinants émis par les trois performeureuses (Cheyenne Vallejo, Kilian Löderbusch, Edoardo Nocciola) et les sonorités déroutantes de la musique électro-organique d’Emerine Samuel, les corps se tordent, se réunissent, se fondent, fusionnent et se séparent, avec toujours cette même aisance de faire la transition d’un état à l’autre.

Chercher le corps guérissant d’autrui au milieu de la nuit

La séparation, définie par William Cardoso comme « un moment favorable pour s’ouvrir à l’inconnu », gagne encore plus en intensité viscérale lorsque ces silhouettes, incarnant à la fois les excès de la souffrance et de la pulsion vitale, s’approchent de la ligne qui démarque l’espace de la scène de celui du public. La respiration haletante que l’on perçoit et les sauts synchronisés non seulement augmentent la perception de la radicalité générée par les mouvements des danseureuses, mais mènent aussi à l’émergence d’un contact visuel qui installe les spectateurices dans un régime cathartique où angoisse et compassion se confondent sans discrimination.

De temps en temps, il y a les silences et les moments d’immobilité encore plus lourds et plus difficiles à digérer que les cris infernaux et les mouvements agonisants. Il y a aussi, autour des tables au centre du plateau – unique décor intégré dans la dramaturgie du spectacle –, les regards complices que seuls les morts-vivants peuvent échanger. Lors de la deuxième partie de la performance, le trio tente de recréer une sorte d’« union divine », malgré toute la violence et l’épuisement subis. Les tissus couvrant le visage et les corsets sont retirés : le dévoilement du visage et de la nudité a lieu simultanément, sous la lumière des néons qui les couvrent. Un rituel visant possiblement la renaissance et la régénération se dessine ainsi entre eux, contournant le dénudement facial et corporel en une opportunité de renouer avec les origines de la vie. Des corps nus émane le désir de quête sauvage de l’autre pour se consoler, mais on n’échappe pas pour autant à la cruauté physique qui accompagne la transition entre deux états radicaux du corps. Cheyenne Vallejo se montre ici particulièrement saisissante lorsqu’elle semble s’étouffer, se fragmenter et faire expulser son enveloppe charnelle sous une emprise démoniaque. De la consommation de la chair à la réinvention, on assiste tour à tour à l’expression de la maladie, à des fragments de prière et à la découverte de la lumière guérissante.

Un langage chorégraphique singulier

Les trois performeureuses s’engagent dans un rituel chorégraphique qui permet de saisir les spécificités du langage que William Cardoso met en œuvre dans Deadline. Si, telles qu’évoquées plus haut, certaines marques esthétiques et manières d’envisager le corps violenté peuvent, par certains moments, faire penser aux pionnières de l’actionnisme viennois, pour potentiellement passer aussi par les univers de Jan Fabre, Marina Abramovic ou Angélica Liddell, ces pistes s’effacent vite. Chez Cardoso, c’est un rapport singulier qui se définit entre la sensualité du corps menacé – malgré sa vigueur – de basculer vers la décomposition – et un certain état d’épuration érotique. À titre de comparaison, tant chez les actionnistes viennois que chez les maîtres de la nouvelle vague flamande, le corps souffrant est souvent inscrit dans une expérience où la sexualité occupe une place dominante, contrairement à la nudité figurée par le chorégraphe luxembourgeois. Situant la nudité sur le territoire de la genèse, comme retour aux origines du temps, le chorégraphe convertit la signification de „deadline” comme temps de la limite contraignante en une „dead line” – la ligne où la confrontation radicale avec la mort pousse à se réinventer après la rupture et à apprendre à vivre de nouveau dans la chair.

Un nouveau souffle pour la performance de la radicalité

Briser le calme d’une soirée luxembourgeoise et inviter l’agonie dans la place publique non tant pour choquer et bousculer les spectateurices, mais pour leur offrir une immersion nocturne totale dans l’espace protégé qu’est le théâtre : c’est ainsi que l’on pourrait résumer l’exploit de Deadline. Embarquer dans l’aventure scénique de William Cardoso et de ses compagnons de route, c’est aussi confronter à des hypostases de la nudité et de la radicalité qui se distinguent sensiblement de ce que l’histoire de la danse et de la performance a consacré dans le canon de l’esthétique de la violence après la Seconde Guerre mondiale. À cheval entre « destruction et création », le chorégraphe propose un univers à suivre absolument sur la ligne tout sauf « morte », articulée entre avant-garde artistique et révérence pour toute tradition spirituelle célébrant la renaissance.