Comme tous les ans, les jeunes artistes en résidence à l’Académie de l’Opéra national de Paris donnaient un concert-récital le 17 janvier, dans la salle du Palais Garnier dont on fête le cent cinquantenaire cette année.
Et rien de plus naturel que d’en profiter pour rendre hommage au compositeur Georges Bizet, décédé tragiquement en juin 1875, à seulement trente-six ans, quelques mois après l’inauguration de l’une des plus belles salles d’opéra au monde qui n’a rien perdu de sa splendeur.
La soirée se place donc sous le signe de l’opéra français avec des extraits d’œuvres de Georges Bizet des plus connues, comme Carmen et Les Pêcheurs de perles, aux plus rares, comme Djamileh, Le Docteur Miracle et Don Procopio. Nous aurons également des œuvres de contemporains de Bizet, Jules Massenet (Manon, Don César de Bazan), et Charles Gounod (Mireille).
Nous sommes donc dans le répertoire amoureux de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle qui met en scène quelques situations romantiques avec des airs solistes, mais surtout des dialogues, des trios et même deux ensembles, le quintette de Carmen (« Nous avons en tête une affaire ») et le quatuor du Docteur Miracle (« Voici l’omelette ») concluant chaque partie de manière joyeuse et particulièrement animée.
L’orchestre de l’Opéra de Paris est dirigé par Patrick Lange avec un grand respect des chanteurs qu’il surveille du coin de l’œil en permanence pour les accompagner avec délicatesse.
Dès l’ouverture du rare Djamileh, le chef d’orchestre montre son adéquation à ce répertoire où l’orchestration s’est enrichie et montre de nombreuses audaces de style, à qui il sait donner couleurs et caractère, mais aussi lyrisme et romantisme. Si l’opéra de Bizet, qui n’eut aucun succès à sa création, souffre d’une faiblesse de dramaturgie avec un livret assez pauvre et des situations discutables, sur le plan musical, à l’inverse, il démontre clairement l’originalité du compositeur de Carmen qui sait varier les « formes » lyriques proposées en alternant entre arias, duos, trio, chœurs avec beaucoup d’agilité et un sens de la séduction évident.
Et c’est la mezzo-soprano du CRR de Bordeaux, Amandine Portelli, qui ouvre le bal avec le « ghazel » (court poème lyrique dans l’art musical turc et persan), de la scène 3, bientôt rejointe par le ténor Liang Wei (Haroun) et le baryton Luis Felipe Sousa (Splendiano).
La prestation de la mezzo-soprano est élégante, racée et percutante, la voix pulpeuse, le timbre particulièrement beau dans les aigus et on la retrouvera un peu plus tard en Carmen, confirmant aisance vocale et talent scénique avec ce petit rien et ce charme personnel qui fait le « plus » des grands artistes qu’elle deviendra sans aucun doute !
Le ténor chinois Liang Wei, tout en offrant un chant soigné, est moins convaincant du fait d’une instabilité vocale sur les aigus qui se confirmera avec son Remendado (Carmen) un peu plus tard.
À la suite de Djamileh, c’est l’une des scènes des Pêcheurs de perles, composé dix ans plus tôt, qui prend place, le duo entre Leila et Zurga, situé à l’acte III de l’opéra, « Je frémis, je chancelle… » avec la soprano Isobel Anthony et le baryton ukrainien Ihor Mostovoi, l’un et l’autre encore un peu fragiles et manquant d’assurance dans ce bel échange. Les Pêcheurs de perles, à l’inverse de Djamileh, est très souvent repris de nos jours et certains de ses duos figurent parmi les airs les plus célèbres du triangle amoureux classique de l’opéra, entre soprano, ténor et baryton. Plus tard dans la soirée, deux autres scènes de ce bel opéra nous sont proposées.
« Au fond du Temple saint » permet à Bergsvein Toverud, dans le rôle de Nadir, de montrer un talent certain et un charisme incontestable. L’air convient beaucoup mieux à sa belle voix de ténor lyrique que celui de Don José exécuté précédemment, un rôle dans lequel il semblait parfois un peu en difficulté. Le ténor se montre en effet très à l’aise en Nadir et même très brillant dans le célèbre duo avec le Zurga de l’agréable baryton Clémens Franck ; ils se livrent ensemble à une belle interprétation, émouvante et scéniquement très bien jouée, qui leur vaut une chaleureuse ovation.
Leur duo prouve qu’il peut aussi être tout à fait désopilant dans le registre comique de l’Omelette finale où ils partagent la scène avec Sima Ouahman et Sofia Anisimova lors d’un très joli numéro à quatre, joué et chanté.
Le troisième duo des Pêcheurs de perles, « ton cœur n’a pas compris le mien » interprété par Boglárka Brindás et Liang Wei, qui a été substitué à un duo du docteur Miracle initialement prévu, est moins intéressant, car moins achevé et manquant un petit peu de l’osmose que l’on doit ressentir entre les partenaires.
Et une soirée Bizet ne saurait éviter son œuvre essentielle, Carmen, incomprise à sa sortie par un public très conservateur, et qui précipita le compositeur dans un désespoir qui lui fut fatal. Avant le brillant et dynamique quintette qui conclut la première partie du concert, nous avons le « Parle-moi de ma mère » avec la Micaëla de la soprano Daria Akulova et le Don José de Bergsvein Toverud.
Les choix concernant ces contemporains de Bizet, ne sont pas les plus courants et nous apprécions leur nouveauté même s’ils ne sont pas forcément les plus intéressants dans les œuvres proposées.
Les soprano Lisa Chaïb-Auriol et mezzo-soprano Sima Ouahman, nous offrent quant à elles, un duo très enivrant, extrait de Mireille de Gounod, « Mireille, Qui m’appelle ? Ah parle encore » où l’on apprécie la beauté des deux voix qui s’entremêlent avec grâce.
Le baryton brésilien Luis Felipe Sousa, que l’on a déjà vu à Garnier, en précepteur, dans la mise en scène de Barrie Kosky des Brigands (Offenbach), livre une prestation agréable dans le petit rôle de Splendiano. Il retrouvera ensuite, en comte des Grieux, père du Chevalier, une autre soprano, la belle Boglárka Brindás, toute vêtue de blanc dans l’acte III, scène 4, « Ah Pardon ! Mais j’étais là… » de la Manon de Massenet.
Deux extraits d’œuvres rares – donc particulièrement appréciables – nous sont également proposés ce qui constitue l’une des richesses de ces concerts qui ne se contentent pas du convenu.
Il s’agit d’abord de « Dans la nuit ma bien-aimée », sérénade située à l’acte II de l’opéra bouffe de Bizet, Don Procopio, avec la soprano Lisa Chaïb-Auriol (Bettina) et le ténor Liang Wei (Odoardo). Don Procopio a été composé par Bizet quand il n’avait que dix-neuf ans en 1859 et qu’il alors qu’il était pensionnaire de la Villa Médicis à Rome, et s’inspire du Don Pasquale de Donizetti, le jeune compositeur désirant se faire alors remarquer de son aîné pour qui il professait énormément d’admiration. L’ouvrage n’a été créé qu’en 1909 à titre posthume et avec beaucoup d’ajouts puisque Bizet n’avait pas écrit de récitatifs. Il est redécouvert en 1958 à Strasbourg après un long oubli et cette fois, donné strictement avec la musique de Bizet qui représente le principal intérêt par son caractère déjà novateur, de cet opéra à l’intrigue très convenue et au livret assez faible. L’interprétation de nos deux jeunes artistes a l’avantage de la simplicité qui permet une certaine mise en valeur de la ligne mélodique.
Don César de Bazan est composé par Jules Massenet en 1872 et le compositeur qui début sa carrière dans le grand opéra, n’y connait pas encore de réel succès. Pourtant le duo proposé par les sopranos et mezzo-sopranos Boglárka Brindás (Maritana) et Sofia Anisimova (Lazarille), « Aux cœurs les plus troublés », situé à l’acte IV, montre le grand sens de la musicalité du compositeur avec cet ensemble très lyrique, très lent et très sensible auquel nos deux artistes prêtent leurs beaux timbres à l’unisson.
Quant au Docteur Miracle, cet amusement de jeunesse de Bizet qui lui permit de remporter le concours de l’Opéra-Comique organisé alors par Offenbach, l’on regrette un peu de n’avoir eu finalement que cette fameuse Omelette. Las, ce n’est que partie remise pour ceux qui voudront découvrir l’œuvre complète sur scène : à l’occasion de l’anniversaire de la mort de Bizet elle sera donnée dans toute une série d’Opéras dès février, notamment à Rouen, avant de venir à Paris en mai, couplée avec L’Arlésienne, au théâtre du Châtelet.
Qu’on se le dise !
Photos : © Vincent Lappartient – Studio J’adore ce que vous faites ! OnP © Hélène Adam