Pour le troisième jour du Festival et la création d’ Otages, nouvel opéra de Sebastian Rivas, l’Opéra de Lyon s’était déplacé dans la salle du Théâtre de la Croix-Rousse, tout en haut de la colline qui domine la ville. Œuvre coup de poing et décapante, Otages met en scène une femme ordinaire qui va soudain prendre conscience de sa condition. Explosif !
L’histoire de cette femme « banale » a été écrite par Nina Bouraoui. La pièce de théâtre est jouée dès 2015 dans le cadre du festival « Paris des femmes ». Le roman éponyme, « nouvelle version » de l’histoire désormais célèbre, sort en 2020 chez Lattès.
Otages, c’est le récit d’une bifurcation, d’une faille, dans une vie jusque-là lisse, sans relief, sans aspérité, d’une vie qui filait droit quoiqu’il arrive.
Rien ne semblait atteindre les certitudes de Sylvie Meyer, employée modèle chez Cagex, assistante irréprochable d’un patron qui se déleste sur elle des tâches ingrates de gestion du personnel de l’usine, femme qui voit son couple se détruire sans rien trouver à redire.
La violence, elle ne connait pas. Elle compartimente sa vie. Elle a conscience qu’elle devrait sans doute se distraire de temps en temps au lieu d’obéir à toutes les prescriptions de ceux qui l’exploitent. Mais c’est tout. Son mari la quitte, elle s’adapte et ne dit rien. Son patron lui demande de constituer des charrettes de licenciement -appelées « viviers » selon la novlangue imagée du management d’entreprise – elle le fait, et, même si elle avait noué de bonnes relations avec les ouvrières, elle ne montre aucune compassion.
Son mari, son patron, ses fils invisibles, autant de figures masculines qui l’oppriment sans qu’elle s’en rende compte. Et pourtant son récit est clair, limpide. C’est la prise de conscience qui lui manque et qui va s’imposer d’un seul coup, un jour « de trop », un jour où son patron lui reproche vertement de n’avoir pas résolu ses problèmes de patron. Alors la goutte d’eau si anodine et si ordinaire pourtant, fait déborder le vase.
Sylvie se révolte. Elle arrive à l’usine avec un couteau dans son sac et commet l’irréparable, séquestre et attache son patron.
Peu importe d’ailleurs les détails de sa violence physique alors dirigée contre son chef, c’est la revanche d’une femme silencieuse, celle des humbles qui prennent conscience de leurs chaines, et l’on comprend qu’elle ne connaitra pas de limites.
Belle histoire, puissamment racontée à la première personne par Sylvie Meyer, 53 ans.
C’est à Sébastien Rivas, codirecteur du GRAME et de la Biennale des Musiques Exploratoires à Lyon, que Richard Brunel a confié l’écriture de la partition musicale en lien étroit avec le livret fidèle à la pièce de théâtre d’origine.
Le récit linéaire de Sylvie se traduit soit par un monologue volontairement un peu monocorde, soit par le chant, alors coupant, strident, comme un appel à l’aide. Le mélange est saisissant et les sonorités orchestrales qui l’accompagnent renforcent cette impression terrible d’impuissance de la femme face au dérapage incontrôlé que devient soudain sa vie. « Je t’en veux parce que tu as détruit mon mur, le mur que personne n’a le droit de faire tomber, le mur qui sépare le bien du mal ».
Quelques instrumentistes (au féminin), sous la direction musicale de Rut Schereiner, accompagnent ces intermèdes musicaux impressionnants, musiciens qui « joueront » également les figurants durant la représentation (les ouvrières que Sylvie appelle ses « abeilles »). Et l’on apprécie la richesse et l’originalité de cette partition qui donne la part belle à la flûte, au piano, au saxophone et à la clarinette, en ménageant des plages à d’autres sonorités, celle de l’accordéon en particulier, celles de cordes également, sans oublier quelques percussions.
Richard Brunel, directeur artistique de l’Opéra de Lyon et commanditaire de cette nouvelle création, avait déjà mis en scène la pièce pour le Théâtre du Point du jour à Lyon en 2019.
Le décor de Stéphan Zimmerli est sobre et efficace.
La scène est découpée en tableaux visibles ou invisibles, compartimentés par ces baies vitrées qui séparent les lieux et où un jeu de stores californiens que l’on ouvre et que l’on ferme sans cesse dévoile – ou cache – ces scènes successives. Un très habile jeu de lumière que l’on doit à Laurent Castaing, complète cette vision simple mais efficace d’un récit tout entier dirigé vers son final dramatique.
Les accessoires typiques d’une entreprise (bureau, lampe, fauteuils et banquette en simili, armoires métalliques pour les vestiaires) servent autant pour illustrer la vie de bureau de Sylvie que pour évoquer les quelques scènes au foyer.
Les costumes (de Matthieu Trappler) sont également très signifiants : tailleur strict pour Sylvie, blouses pour les ouvrières qu’elles jetteront au sol après leurs licenciements, costume pour le patron qui tombe la veste le soir lors des heures sup. qu’il passe avec son assistante, similitude du mari joué d’ailleurs par le même chanteur/acteur.
La tension extrême du récit à la première personne, de cette confession éperdue, est renforcée par le jeu très poignant de l’unique chanteuse, la soprano Nicola Beller Carbone, à la voix puissante et ample, qui sait admirablement traduire tout à la fois son aspect physique volontairement stéréotypé et la profondeur de son désarroi face à son acte.
Le ton est monocorde mais l’angoisse surgit sans cesse dans ces longues phrases musicales qui entrecoupent le récit.
À l’inverse, l’homme (patron ou mari) interprété par le baryton Ivan Ludlow semble sans cesse en état d’agitation, d’incertitude, d’autorité malvenue, de force gratuite. Il déverse sans cesse sur elle ses craintes sur l’avenir de son entreprise démontrant par là même qu’il parle beaucoup, multiplie les décisions brutales sans jamais rien assumer directement.
Peinture sociale au vitriol des rapports de domination à l’usine et de la souffrance au travail, Otages est aussi une peinture sociétale où les rapports homme/femme sont disséqués en une heure avec beaucoup d’efficacité.
On en ressort un peu groggy par ce chemin intérieur d’une rare violence, par cette mise à nu des relations sociales, le tout entrant en écho avec l’actualité récente ou plus ancienne.
La modernité des thèmes de cette création, comme l’efficacité de son interprétation et de sa mise en scène, sont à saluer et à mettre au crédit d’une saison novatrice et séduisante.