Dans une mise en scène bien inégale, la distribution réunie et la direction enflammée de Fabrizio Ventura (servis par l’acoustique étonnante de la salle du centre Stavros Niarchos), ont parfaitement servi le chef-d’œuvre de Ponchielli.
En 1876, le genre opéra était dans une phase d’évolution /révolution qui ira en s’affirmant jusqu’à la fin du XIXe siècle puis au début du XXe. Richard Wagner vient de mettre en scène son Ring des Nibelungen au tout premier Festival de Bayreuth. Deux ans plus tôt, Boris Godounov de Modeste Mussorgsky avait vu le jour au Théâtre Marinsky de Saint-Pétersbourg, et, le 3 mars 1875, c’était le tour de la Carmen de Bizet à l’Opéra-Comique de Paris.
En Italie, c’est le moment où le maître adulé, Giuseppe Verdi, s’accorde une longue pause entre Aïda (1871) et Otello qui sera inauguré seize ans plus tard.
Ponchielli ne sent-il pas alors, après huit œuvres lyriques qui n’ont pas connu le succès escompté – il a, en fait composé un total de 15 œuvres de scène, dont un opéra en un seul acte, quatre partitions de ballet et dix opéras à grande échelle – que le contexte lui impose de jeter toutes ses forces dans un nouvel opus ? La Gioconda sera, finalement, son seul opéra qui restera à la postérité.
C’est avec l’un des librettistes italiens les plus renommés d’Italie qu’il va adapter une tragédie en prose de Victor Hugo intitulée Angelo, tyran de Padoue. Si l’intrigue reste globalement la même, les personnages trouvent une nouvelle identité et l’action est déplacée de Padoue à Venise. Finalement, la pièce politique de Hugo devient (nous sommes à l’opéra !) un drame plus centré sur les relations (amoureuses, souvent) dans lequel chacun des quatre actes mène à une catastrophe, et où, au bout du compte, tout le monde, ou presque, est malheureux… malgré le surnom donné à l’héroïne, la Gioconda (« la Joyeuse »).
In fine, il semblerait que le résultat de sa collaboration avec Boito n’ait pas satisfait Ponchielli puisque, malgré le succès écrasant de la première représentation de l’opéra, le 8 avril 1876 à la Scala de Milan, il va réécrire l’œuvre cinq fois, la dernière version voyant le jour en 1880.
Le succès d’origine s’étend ensuite en Italie puis à l’international avec des créations à Naples (1881), à Bologne et Santiago du Chili (1882), à Pétersbourg, Barcelone, Londres, Budapest et New York (1883), à Vienne 1884, à Piacenza (1885), à Berlin (1886) et à Bruxelles (1887). Paris mettra plus tardivement La Gioconda à l’affiche…
Donc, malgré quelques critiques acides qui considéraient l’œuvre « démodée dès sa Première » (!) avec son intrigue folle, son scénario truffé d’invraisemblances et sa filiation avec le bel canto, celle-ci connait un beau succès, car cette Gioconda suit l’air du temps, combinant une structure digne du grand opéra français et l’italianité de Verdi que, bien sûr, Ponchielli admirait. Œuvre assez conservatrice, basée sur les fondamentaux de la musique italienne (notamment donc le bel canto), l’on peut aussi assez facilement la rapprocher des opéras de Meyerbeer. Enfin, si on a dit que Le Trouvère de Verdi exige « les quatre plus grands chanteurs du monde », La Gioconda ne demande pas moins qu’un casting de première classe pour les six rôles principaux ; un casting absolument essentiel pour que l’opéra produise l’impact qu’il mérite. Ainsi, avec le temps autour des divas qui se sont saisies du rôle (Rosa Ponselle, Gina Cigna, Zinka Milanov, Anita Cerquetti, Maria Callas, Renata Tebaldi, Montserrat Caballé, et dernièrement, Anna Netrebko ) on a souvent réuni la fine fleur des artistes en capacité de mener ce grand opéra au bout de son intention dramatique.
Partant des ambitions, faiblesses, ou atouts d’une telle œuvre, l’affaire n’est pas forcément simple à gérer pour un metteur en scène, comme en témoigne le peu de productions (hormis celle d’Olivier Py) qui ont pu nous convaincre par le passé.
Oliver Mears, le directeur du Royal and Ballet Opera de Londres, avait conçu celle-là pour le festival de Pâques de Salzbourg. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle a été fraîchement accueillie pour sa Première athénienne… et pour cause.
Le fil directeur qu’il a choisi est tout à fait pertinent (et découle, semble-t-il, des écrits d’Hugo), à savoir que la Gioconda a été violée dans sa jeunesse par Barnaba, et ce, qui plus est, avec l’assentiment de sa mère qui, sous le choc, (et, une petite résurgence de morale) serait devenue instantanément aveugle. Ladite scène nous est donc présentée lors de l’ouverture, mais pour imposer son idée maîtresse, Mears nous offre un prologue bien démonstratif et pesant. Quoi qu’il en soit, cette idée fournit un but et une identité renforcée à Gioconda, identité que Boito, il est vrai, n’avait guère aidé à rendre d’une grande clarté.
De fait, l’« héroïne » pour laquelle rien, dans le livret, ne permet de faire naître de l’empathie, prend là de l’épaisseur. Vêtue en permanence de noir, cet ancêtre-avatar de « Wednesday » (sans hélas l’ironie macabre qui caractérise le personnage de Tim Burton) erre tel un corbeau, se cache, espionne et épie.
Un objet la traumatise pourtant ; c’est une robe pailletée, copie de celle dont Barnaba la revêtit avant d’abuser d’elle, et cette robe devient alors le marqueur des meurtres successifs qu’elle va perpétrer. Car Mears, tout à sa conception d’une Gioconda décidée à venger les autres femmes victimes d’abus en fait un ange exterminateur des hommes-monstres. Au départ, l’idée n’est donc pas sans pertinence dans un opéra foncièrement placé sous le signe de la violence et du crime ; sauf que cela conduit, malgré tout, le metteur en scène à triturer l’action pour la faire adhérer à sa ligne directrice et à rajouter une scène d’électrochoc franchement inutile…
Cela étant, la scène de « la danse des heures » durant laquelle Gioconda revit son calvaire par le truchement d’une saynète exécutée par les excellents danseurs du Greek National Opera sous la direction de Lucy Burge, se révèle être un passage spectaculaire et vraiment efficace.
Par ailleurs, et c’est là le point noir de la mise en scène, Mears fait le choix d’une actualisation qui s’avère sans intérêt, anachronique (d’autant que les œuvres tant d’Hugo que de Ponchielli-Boito sont particulièrement datées et marquées du contexte d’une époque fondamentalement violente), et surtout illustrée de manière triviale. Les décors sombres, souvent nus, sont passe-partout.
Quant aux costumes (d’Annemarie Woods), si ceux des principaux protagonistes sont de tout venant, ceux des choristes, transformés une bande de touristes en goguette sont franchement ridicules. Ils sont vêtus de shorts, chemises à fleurs et tongs (même lorsqu’ils sont invités par une personnalité dans un palais vénitien…) et sont prompts à faire la chenille pendant l’extraordinaire moment musical du premier acte. Heureusement que ces excellents choristes (dont la direction est assurée par Agathangelos Georgakatos et Konstantina Pitsiakou pour les enfants) sauvent leur prestation par leur chant admirable.
La présence de ces « touristes » semble justifiée par l’envie de Mears de situer l’histoire dans la « Venise d’aujourd’hui » puisqu’apparaît aussi la proue d’un bateau de croisière, mais l’intérêt dramaturgique de cette tentative d’actualisation n’ajoute strictement rien ni à l’idée principale choisie, ni basiquement à l’intrigue.
Pièce singulière, quasi meyerberienne, La Gioconda exige, en raison de son ampleur orchestrale, un chef à même d’insuffler toute la grandeur de l’œuvre aux scènes de groupe, de maintenir la pression dans les quelques duos d’affrontement particulièrement violents, et de soutenir les solistes très sollicités dans cet opéra. Portés par l’extraordinaire acoustique de la salle, c’est ce que réalise l’orchestre dirigé par Fabrizio Ventura. Quant au chœur, malgré ce qui lui est imposé par la mise en scène, il est d’une présence remarquable. Ce seront donc dans les grandes scènes de foule (notamment au début du 1er acte et au troisième) que cette combinaison explosive orchestre-chœur-choristes va s’avérer la plus impressionnante par un effet de masse propre à brutaliser le spectateur. Il en sera de même, à l’acte III, pour l’ensemble du plateau sur fond suffocant de percussions, après une « danse des heures » magnifiquement dirigée.
S’il est un événement – on peut le qualifier comme tel – sur lequel on ne peut que s’attarder, c’est le retour d’une immense chanteuse qui nous a manqué et que nous avions hâte de revoir et réentendre. Le corps humain est parfois d’un fonctionnement cruel et les problèmes de santé auxquels Anita Rachvelishvili a été confrontée et la bataille intérieure qu’elle a probablement dû mener méritent le plus grand respect. Exercer notre position de spectateur ou de critique ne doit jamais nous faire oublier que les artistes, et notamment les chanteurs, sont des êtres de chair et de sang et que leurs éventuelles souffrances se situent au-delà de toute appréciation de performance.
Anita Rachvelishvili devait revenir avec le personnage de la Cieca (la mère de Gioconda) au Festival de Salzbourg en mars 2024. Elle avait dû déclarer forfait, mais nous la retrouvons enfin à Athènes dans la même production et (après une Carmen à Vérone pour laquelle il n’y a pas eu beaucoup d’échos) cela représente sa véritable rentrée lyrique après ces longs mois « de galère ». Certes, les efforts fournis pour cette rentrée provoquent encore quelques difficultés dans l’émission qui perturbent quelque peu la ligne de chant et un léger manque d’assurance en scène. Mais les immenses qualités qui ont fait de l’artiste, l’une des plus grandes mezzo-sopranos de notre temps, cette projection fabuleuse, ces graves abyssaux sans paraître jamais artificiels sont bien là, et sa performance va bien au-delà d’un simple retour. Plus que de la saluer, on est d’abord tenté de la remercier d’avoir honoré ce rendez-vous malgré les démons qu’elle a probablement dû affronter pour ce faire.
La Gioconda est un opéra d’hommes malfaisants et de femmes battantes (elles n’ont d’ailleurs guère le choix) et souvent concurrentes. Comme dans Adrienne Lecouvreur de Cilea, il y a une scène d’affrontement entre les deux personnages féminins principaux mus par la jalousie (l’époque ne donnait guère le choix aux héroïnes que d’être victimes, mais parfois aussi de se crêper le chignon pour un bellâtre…). Quoi qu’il en soit, pour Lecouvreur comme pour Gioconda, ces duos entre femmes ont été conçus pour offrir de grands moments d’opéra… ce qui implique que les deux chanteuses soient à la hauteur pour un match de décibels par moments tonitruant.
Alisa Kolosova et Anna Pirozzi sont de cette trempe-là et, disons-le, c’est bien la scène « E un anatèma! » qui a définitivement fait décoller une représentation qui peinait encore à prendre sa vitesse de croisière. À partir de cet instant, et grâce à l’ensemble des interprètes, elle n’a ensuite jamais quitté une tension ponctuée de grands moments de chant ou de musique.
Malheureusement guère flattée par ses costumes, Kolosova s’est résolument affirmée, avec sa voix puissante, comme une Laura tantôt toute en intensité, tantôt d’une grande sensibilité lorsqu’elle est violentée par son mari. De ce personnage précieux dans l’intrigue, mais qui peut devenir caricatural, la mezzo-soprano russe a fait un être tout à fait crédible qui ne s’est fait éclipser par aucun de ses partenaires.
Il est parfois difficile de définir la tessiture de certaines héroïnes du grand opéra italien de cette époque tant elles doivent, dans une même œuvre, assumer de nombreux sentiments. Ainsi pour la Gioconda, nous avons affaire à une femme blessée qui, seule, doit affronter tout le monde pour défendre sa mère, pour batailler contre ce monstre de Barnaba ou parce qu’Enzo en aime une autre. À des passages lyriques succèdent des moments qui exigent les moyens d’une soprano dramatique, notamment pour les phrases amples et les sauts de registres du « Suicidio ». Et s’il est bien, aujourd’hui, une grande soprano dramatique en capacité de passer de l’Abigaille de Nabucco à la Medea de Cherubini, à Madeleine dans Andrea Chenier ou à Adrienne Lecouvreur, c’est bien Anna Pirozzi.
On ne doute pas que la première partie de l’œuvre l’oblige à maitriser son instrument au maximum (ce qui lui permet, par exemple, d’émettre la fameuse phrase « Enzo adorato ! Ah ! come t’amo! » sur un son piano sublime s’élargissant ensuite sur un aigu sonore). Elle reproduira l’un de ses moments magiques, tout en nuances et puissance finement contrôlée, lorsqu’elle se lamente à la fin du premier acte, sur ce « O madre mia » ample lorsqu’elle réalise qu’elle a sauvé sa rivale par amour pour Enzo, puis, à la toute fin, lorsqu’elle vient de quitter Laura et Enzo.
À partir du duo avec Laura (« E un anatèma! »), Anna Pirozzi peut user de ses atouts de soprano dramatique dans ce combat de lionnes, et sa Gioconda, ample, conquérante, aux aigus redoutables, part à l’assaut de son destin. La fin de l’opéra qui débute avec son « Suicidio » est extraordinaire. La soprano, alors totalement délivrée des contraintes de la mise en scène (et probablement du stress naturel de la Première), varie les couleurs de son héroïne qui doit lutter sur deux tableaux, ses flèches étant d’abord réservées à Enzo l’ingrat, puis à l’ignoble Barnaba. Et l’espace d’un moment, dans un passage qui rappelle sa prestation dans La forza del destino à l’Opéra de Paris, sa voix s’allège et la beauté de l’écriture de Ponchielli apparaît dans sa plénitude quand le compositeur concentre toute l’énergie sur sa Gioconda, désormais libre et résignée. La fin est un moment quasi belcantiste où elle use d’accents ironiques dans un style qu’elle maîtrise parfaitement, jusqu’à cette fin – qu’Oliver Mears a trouvé bon de modifier -, mais qui heureusement, grâce aux interprètes, n’a rien perdu de sa puissance.
Dans La Gioconda, si les femmes ont gardé une part d’ambiguïtés, il n’y a guère à sauver, en termes de nobles sentiments, pour les trois protagonistes hommes.
Barnaba est un espion de l’Inquisition et, à l’instar de Iago, est une figure méphistophélienne qui incarne le mal à tout moment. La comparaison avec son partenaire d’ignominie, qui s’épanouira quelques années plus tard sous la fabuleuse plume de Verdi, se vérifie dans le grand air « O monumento ! » dans lequel il met cartes sur table. Habitué de ce type de rôle, Dimitri Platanias assure sa prestation avec solidité, sans exagération, mais non sans efficacité notamment dans sa barcarolle (« Pescator affonda l’esca »).
Alors qu’Enzo devait être interprété par Arsen Soghomonyan, c’est Francesco Pio Galasso, que le public devait retrouver dans trois représentations en novembre, qui le remplace. Si la voix du ténor apparaît, au début de la soirée, un peu légère au regard de ses concurrents passés dans le rôle, il démontre ensuite une très belle musicalité qui va culminer dans les duos et scènes de groupe et son « Cielo e mar ! » est de très bonne facture.
Quant au mari, cet Alvise Badoero qui ne trouve rien de mieux à faire pour punir sa femme adultère que de la condamner à mort sans ménagement, il est interprété par Tassos Apostolou qui aura apporté toute la violence intrinsèque du rôle dans son air « Sì, morir ella de’ ! » et le duo avec Laura qui suit, montrant une indéniable présence scénique et là encore une ampleur vocale impressionnante.
Le reste de la distribution qui hormis l’excellent Maxim Klonovskiy, est presque exclusivement grecque (avec Yannis Kalyvas, loannis Kontellis, Yannis Stamatakis, Christos Lazos, Panagiotis Pantoulias) prouve enfin par la qualité des prestations, même courtes, que la formation lyrique à Athènes continue à fournir de fort beaux talents. Nous ne sommes pas pour rien dans la patrie de Maria Callas qui fut, rappelons-le une Gioconda absolue.
C’est donc avec cette Gioconda, un opéra finalement assez rare, et sa distribution d’exception que le Greek National Opera a commencé sa saison en fanfare. Suivront notamment une Anna Bolena avec une distribution principalement grecque et Carmen dans la production du Palazzetto Bru Zane. Au mois de juin, nous devrions avoir droit à un événement majeur dans le théâtre antique d’Épidaure, à savoir la reprise de Medea de Cherubini dans la mise en scène des soirées légendaires de 1961 avec Maria Callas. On aura la chance d’y retrouver Anna Pirozzi qui a magnifiquement incarné le rôle à Athènes en 2023, à l’occasion du centenaire de la Divine.
Visuels : © A. Simopoulos