Une mise en scène immersive et cinématographique de la metteuse en scène brésilienne, Christiane Jatahy, une performance éclatante de Saioa Hernández dans le rôle « démoniaque » d’Abigaille, la ferveur du chœur du Grand Théâtre de Genève placé parmi les spectateurs et le focus tristement contemporain sur l’exil contraint et l’oppression d’un peuple ne sont que quelques ingrédients de l’excellente production genevoise de Nabucco, visible au Grand Théâtre de Genève jusqu’au 29 juin.
Créé en 1842 au Teatro alla Scala de Milan, l’opéra en quatre actes de Giuseppe Verdi sur un livret de Temistocle Solera tiré de Nabuchodonosor (1836), drame d’Auguste Anicet-Bourgeois et de Francis Cornu, est présenté au Grand Théâtre de Genève pour la première fois depuis 2014. Nabucco clôt ainsi la partie lyrique des » Mondes en migration », le fil rouge de la programmation de la saison genevoise 2022-2023.
L’histoire de Nabucco s’inspire du psaume 137 de la Bible qui raconte l’exil à Babylone et la réduction à l’esclavage du peuple hébreu suite au siège de Jérusalem (587-586 avant J.-C.) et la destruction du temple de Salomon par le roi de Babylone Nabuchodonosor II (Nabucco). Lorsque ce dernier se proclame Dieu, le Dieu des Hébreux frappe l’impertinent humain du haut des cieux. Nabucco se convertit au judaïsme et promet de reconstruire le temple. À l’époque de la création de Nabucco, le peuple milanais sous occupation autrichienne s’identifiera aux esclaves hébreux incarnés par le chœur et son célébrissime « chœur des esclaves » (« Va, pensiero ») deviendra son hymne national non officiel.
La mise en scène de Christiane Jatahy, récipiendaire du prestigieux Lion d’Or de la Biennale de Venise pour l’ensemble de son œuvre théâtrale en 2022, est doublement contemporaine.
D’une part, la metteuse en scène brésilienne déploie les moyens dramaturgiques de pointe pour créer un spectacle en immersion complète. Sa proposition séduit incontestablement le public, à l’exception d’un éminent chroniqueur qui vocifère contre tout avec autorité et indignation. L’approche scénographique de Christiane Jatahy n’est clairement pas sa tasse de thé : des gros plans vidéo préenregistrés ou filmés en direct par des cameramen sur le plateau et projetés sur un écran, des parois transparentes, le grand miroir incliné au fond de la scène qui reflète en alternance la salle et le public et l’orchestre et son chef, Antonino Fogliani, l’eau qui arrive sur scène en tourbillonnant, la pluie lumineuse tombant du plafond, l’immense jupe dorée dans laquelle Abigaille s’entortille, les membres du chœur féminin assis dans la salle qui se dressent parmi les spectateurs au premier acte, etc.
D’autre part, Christiane Jatahy, attentive aux souffrances du monde contemporain, y transpose les œuvres qu’elle met en scène. Dans le cas de Nabucco, elle imagine les exils contraints. Pour ce faire, Jatahy s’entoure d’une excellente équipe artistique : les scénographes Thomas Walgrave (chargé également des lumières) et Marcelo Lipiani, la conceptrice de costumes An D’Huys, le directeur de photographie Paulo Camacho, le programmateur en technologie vidéo Julio Parente et l’artiste visuel Batman Zavarese qui assure la coordination audiovisuelle. Le spectacle à la croisée du théâtre et du cinéma est pétri d’images fortes et de personnages démultipliés par les enregistrements vidéo des 25 réfugiés figurants. Plus dramatique au début, le déploiement théâtral de la mise en scène s’estompe dans les deux derniers actes, mais reste fort dans l’ensemble.
Protagoniste principal de Nabucco, le chœur est mis au cœur de la mise en scène de Christiane Jatahy, au sens propre, car Jatahy va changer la fin en plaçant le chœur dans la salle et dans les galeries pour une reprise de “Va, Pensiero”. Antonino Fogliani composera un bref intermezzo qui assurera la transition. Au grand désespoir de l’éminent chroniqueur qui reste assis et n’applaudit pas, le public accueille cette conclusion avec une longue ovation debout, amplement méritée. Le chœur du Grand Théâtre de Genève et son directeur, Alan Woodbridge nous ont livré un son d’une qualité exceptionnelle, juste, expressif, émouvant dans les pianissimi et gigantesque dans le déploiement des volumes.
Dans le rôle de Nabucco, le baryton italien Nicola Alaimo effectue sa prise de rôle. Sa présence sur scène est convaincante et son tempérament ainsi que son gabarit semblent admirablement ajustés aux exigences du rôle. Tyran conquérant se prenant pour Dieu, père terrorisé par la menace qui pèse sur la vie de sa fille bien-aimée et homme touché par la grâce du Dieu de ses ennemis, Nabucco est un personnage complexe et ambigu. Alaimo explore cet enchevêtrement d’émotions intenses et de gestes forts avec une énergie mordante, empreinte de justesse et de délicatesse. Jamais dans l’excès ou la caricature, Alaimo déploie sa voix ample dans une écriture vocale riche et nuancée.
Saioa Hernández a clairement l’étoffe d’une reine et la soprano espagnole investit le terrifiant rôle d’Abigaïlle, l’esclave et présumée fille de Nabucco, avec gusto. Sa voix puissante et dramatique y semble particulièrement adaptée et elle a été, d’ailleurs, récompensée au printemps de cette année pour la meilleure incarnation féminine pour le rôle d’Abigaille. « Je crois que mon chant est particulièrement bien adapté à cette écriture, explique à la RTS la chanteuse ibérique. C’est un rôle qui vient du belcanto. C’est un rôle qui a un caractère et une écriture un peu démoniaque. Il exige le 100% et la fraîcheur, sinon on souffre énormément, surtout au début, avec ces sauts d’octaves. » Ses graves latins sont profonds et veloutés, ses aigus étincelants d’une formidable assurance, tandis que son interprétation de l’air “Anch’io dischiuso un giorno” démontre une superbe maîtrise de la colorature. Féroce dans sa vengeance et impitoyable dans sa poursuite du pouvoir, Abigaille incarnée par Hernández est, certes, prostrée dans sa chute, mais même placée dans une position de vulnérabilité, entre le plateau et la première rangée, Hernández se tient droite, la tête haute. Face à la mort, elle projette la dignité insolente et valeureuse d’une lionne mortellement blessée, mais prête à rebondir une dernière fois et plus dangereuse que jamais.
Grand et élégant, Riccardo Zanellato a tout pour affronter le rôle de Zaccaria, le grand prêtre de Jérusalem et gardien du temple de Salomon, avec la distinction qui convient à sa fonction. Son interprétation dramatique est impeccable et la projection de grands plans sur l’écran met ses atouts bien en valeur, cheveux blancs ondulés, barbe impeccablement taillée, traits ciselés et visage tourmenté par une responsabilité sans espoir. Toutefois, la basse italienne semble peiner dans la projection de sa voix, qui paraît décalée par rapport à la gravité de son personnage et de sa situation. Zanellato manque de puissance dans les graves, même si son interprétation de « Vieni, o Levita » de l’acte II est une merveille.
La mezzo-soprano croate, Ena Pongrac, la deuxième prise de rôle dans la distribution principale, incarne avec sérieux et grâce le rôle de Fenena, la fille de Nabucco. Sa présence scénique est sensible et éloquente même si elle passe une bonne partie de son temps sur le plateau vêtue d’une burqa blanche qui ne laisse transparaître que ses yeux, effrayés et agrandis sur l’écran. Sa voix est généreuse et profonde, même si ses aigus semblent un brin contraints dans l’acte IV. Son amoureux, Ismaele, chanté par le ténor Davide Giusti présente une agile présence scénique et une voix claire et stable sur toute la tessiture.
Dans la fosse, Antonino Fogliani dirige l’Orchestre de la Suisse Romande avec rigueur et sans effets qui viendraient alourdir une scénographie qui sollicite déjà suffisamment les auditeurs. Sa direction est soucieuse de l’équilibre entre le plateau, la salle (où se trouve souvent une partie du chœur) et l’orchestre, sa lecture est aussi nuancée que saisissante. Une belle réussite pour le Grand Théâtre de Genève, n’en déplaise à l’éminent chroniqueur !
Visuel : © Carole Parodi