Rarement donné, l’opéra d’Ástor Piazzolla et Horacio Ferrer sort de son intimité underground pour remplir le Grand Théâtre de Genève d’une mythologie féminine, catholique et sud-américaine. La direction musicale de Facundo Agudin et la mise en scène anti-folklorique de Daniele Finzi Pasca transmuent María de Buenos Aires pour en faire la cérémonie funéraire et poétique dont nous avions bien besoin.
Bandonéon. Le mythe est là. La scène nous accueille par un grand cimetière vertical, couleur ivoire, devant lequel est posé un cercueil doré. C’est lui qui ouvre et ferme l’opéra-tango. Tout est déclinaison de rouge et de noir ; rien n’est cliché. Des élégants et des élégantes, aux vêtements atemporels et aux souliers adéquats pour danser, défilent lentement pour poser des roses sur le cercueil. Ils sont espacés, le rythme est lent, voire lancinant. Galvanisé par le chef, l’Orchestre de la Haute école de Musique de Genève rythme la vie et la mort. Et l’on aimerait déjà que cette scène solennelle d’hommage ne s’arrête jamais.
Néanmoins, à la fin de cette ouverture, la morte sort de sa boîte. L’œuvre est une « Operita » (une petite forme) composée en 1968 par le réformateur toujours controversé du tango, Ástor Piazzolla, sur un poème surréaliste d’Horacio Ferrer. Il n’y a pas vraiment d’« Histoire » dans cette pièce que l’on suit en hypnose pendant 1h40. Il s’agit plutôt d’impressions où le culte du bandonéon, les vestiges fluorescents d’un catholicisme exacerbé et le Buenos Aires des années 1960 se télescopent comme un feu d’artifice. Difficile de dérouler l’angle de la contre-culture, alors qu’une œuvre pour dix musiciens devient un opéra pour orchestre dans une grande institution… La production a donc fait le choix de donner la parole aux femmes.
Maria, c’est à la fois la femme de Buenos Aires et Buenos Aires même. C’est la fille et la mère, la prostituée et la vierge. Son opéra est l’histoire d’un féminicide. Mais dès l’instant où la morte s’échappe du cercueil, cet aspect disparaît. Par la suite, il est à peine évoqué avec la figure génialement traitée de la poupée. Le choix est, dès lors, de montrer une femme puissante et omniprésente.
« Yo soy Maria de Buenos Aires » chante l’excellente Raquel Camarinha, enfilant comme une deuxième peau ce qui est l’unique « aria » de cet opéra. Le Parti-pris de Daniele Finzi Pasca (de retour au Grand Théâtre après Einstein on the Beach en 2019) a été de donner le pouvoir à Maria. Les quatre rôles principaux sont féminisés et pensés en miroirs. Maria se dédouble donc deux fois, en deux chanteuses et deux narratrices qui sont d’ailleurs sonorisées, pour ne pas se laisser déborder par l’orchestre et le chœur. L’on suit donc une femme quadruple ET christique qui meurt et SE redonne naissance plusieurs fois… Alors, cette problématique de survie mystique permet aussi d’éviter pas mal de clichés ! À la fois diffractée et omniprésente, Maria parvient à effacer plusieurs dizaines de voix de chœur en scansion. Maria, simplement, est trop sacrée pour jouer les femmes fatales.
L’un des plus beaux défis de cette production est en effet d’éviter les clichés. Et cela inclut ceux qui pétrifient Buenos Aires. L’univers du tango est bien sûr esquissé ; la manière dont les deux chanteuses, Raquel Camarinha et Inès Cuello, lèvent chacune les bras sont déjà des figures de danse. On voit des duos de femmes marcher en arrière-fond, enlacées, ce qui fait référence à cette « danse entre hommes » sulfureuse des origines. Devant nous, les acrobates se meuvent dans des cercles, parfois en duo et se suspendent à des fils. Loin du tango qui se projette à la verticale, la proposition est de maintenir Maria sur le fil de la verticalité. Notons également que c’est de manière militante que les circassiennes posent leurs salomés noires de tango pour escalader les tombes ou les étoiles filantes et l’on comprend comment la pratique de l’anti-folklore est maîtresse. Et l’une des clés du metteur en scène suisse pour réaliser cela est de puiser dans son propre folklore : la neige tombe sur Buenos Aires et au moment où l’on pense avoir vu défiler tous les décors apparaît… une patinoire ! C’est beau, c’est somptueux même, avec une proposition visuelle qui se referme sur elle-même sans jamais prendre le spectateur ou la spectatrice dans ses filets. La production réserve en effet une grande marge de liberté au public qui a toute la place pour se laisser percuter par la musique et pour apprécier les nuances vulgaires et mystiques du texte.
Dans le livret, une pluie de fleurs, réelles et artificielles, toutes très complexes, tombent et se greffent au corps de Maria. Mais sur sa tombe, les roses sont toutes rouges et se muent en souliers…
Visuels : ©Carole Parodi