C’est avec une reprise que l’institution parisienne fait sa rentrée. Et si la mise en scène, efficace, pèche un peu par sa pesanteur, distribution et direction sont à la hauteur du dernier chef-d’œuvre de Verdi.
On a beaucoup glosé sur Falstaff, l’œuvre ultime de Verdi, créée à la Scala de Milan le 9 février 1893 alors que le compositeur, à 79 ans, se trouve dans sa dernière décennie. Aujourd’hui encore, il y a lieu d’apprécier l’opéra, qui use de codes bien différents de ceux qui ont régi ses précédentes créations. Selon ses propres mots, le maître désirait depuis longtemps (et depuis l’échec d’Un Giorno di regno (1840)) s’atteler, de nouveau, après nombre de sombres tragédies, à une comédie, mais pas n’importe laquelle, car inspirée de son bien-aimé Shakespeare et porteuse de bien des ambiguïtés.
Ouverture vers une écriture musicale et dramatique qui va s’épanouir notamment avec Richard Strauss ? Moyen de revisiter ou de mettre en perspective ses opéras antérieurs ? Assurer une forme de débouché d’opéras de Mozart, de Rossini ou de Donizetti ? C’est sûrement un peu de tout cela dont il s’agit.
Ainsi, dans la façon dont elles ridiculisent Falstaff, mais également Ford, l’on peut voir une revanche des femmes qui étaient les victimes dans les opéras des décennies précédentes ; tout comme l’on peut apprécier en Falstaff, la version ventripotente d’un Don Giovanni vieilli et (enfin !) mis en échec, ou faire le lien avec Rigoletto, un autre bouffon, même si Falstaff sait tourner en sa faveur les moqueries dont il est l’objet ; on peut entendre dans les derniers mots du livret (« Tout dans le monde est farce ») une réflexion sur l’aspect théâtral de la société.
Enfin, s’il s’agit là d’une « comédie », celle-ci est souvent amère, voire méchante, quand elle nous confronte à la cruauté des « bourreaux » et, parfois, l’on peine à rire devant le manque d’empathie lorsque sont ourdies les machinations vis-à-vis du chevalier.
Quoi qu’il en soit, la structure musicale, la suprématie des groupes sur les individus, l’absence de véritables airs et duos et les réflexions qui précèdent, rendent cette « comédie » plus complexe qu’il n’y paraît, plutôt déconcertante et pas forcément facile d’accès.
Cette complexité n’est qu’imparfaitement traduite par la mise en scène, ancienne (1999), de Dominique Pitoiset qui, dans le programme de salle, reconnaît que, s’il devait remonter l’œuvre, « son parti pris serait différent ». Car, si le décor mobile, qui figure un paysage de docks londoniens, un arrière-plan à la fois populaire et symbolique de ce qui fit la richesse de la bourgeoisie londonienne, est impressionnant, il est aussi un peu pesant, voire un peu trop « premier degré » et n’aide pas toujours à laisser s’épanouir la folie de Shakespeare, revue par Boito et Verdi.
Et, si la mise en scène et la direction d’acteurs – excellente – figurent bien les dynamiques de groupe, elles ne permettent pas forcément de mettre en évidence les quelques échappatoires des individualités.
Quoi qu’il en soit, c’est une production que l’on revoit avec plaisir et qui – ce n’est pas rien – ne demande pas pour cette rentrée un effort intellectuel démesuré, alors que, pour la suite de la saison, pointent Tobias Kratzer, Olivier Py, Peter Sellars, Calixto Bieito, Krzysztof Warlikowski ou Wajdi Mouawad qui, à coup sûr, nous donneront un peu plus de fil à retordre…
Dans la fosse, Michael Schønwandt semble être en phase avec la dimension « premier degré » de la mise en scène. Il tire admirablement de l’orchestre une multitude de couleurs de cette partition raffinée, il équilibre les différents pupitres, tout en laissant émerger les instruments. On aurait cependant apprécié plus de nuances et une meilleure mise en évidence des contrastes entre les scènes comiques et celles plus cruelles.
Dans Falstaff, les personnages, eux-mêmes, sont traités d’une manière originale.
Au singulier Falstaff, ce bouffon, vantard, mais ne manquant pourtant pas d’esprit, sont confrontés deux groupes, l’un féminin (d’où émerge cependant, régulièrement, Mrs Quickly qui assure une forme de trait d’union), l’autre, masculin (d’où émerge Ford, le mari jaloux).
Et, auprès d’eux, évoluent deux jeunes gens déconnectés des intrigues, sortes d’incarnations d’un « nouveau monde », des jeunes gens qui ouvrent d’autres perspectives et n’aspirent qu’à l’amour.
Le personnage central, donc, est celui de Sir John Falstaff qui n’a que le début de l’opéra pour se glorifier de ce qu’il croit être, avant d’en voir de toutes les couleurs, d’être moqué, humilié, jeté dans la Tamise, « cornu », puis, finalement, en capacité de livrer la morale de cette histoire qui s’est déroulée à ses dépens. Et si, aujourd’hui, il est un artiste en mesure d’assumer l’ensemble de ces facettes, c’est bien « Sir » – on a envie de le qualifier ainsi – Ambrogio Maestri, qui, vocalement, sait traduire les doutes comme les emportements ; qui sait aussi, littéralement, se déshabiller pour mettre en évidence son imposant physique, source fantasmée de sa « puissance » et, bien réelle, de ses déboires.
Grotesque, certes, mais jamais trop, il apporte toute la noblesse à ce Falstaff qui mêle forfanterie et sensibilité intérieure. Émouvant aussi, mais jamais trop, il trouve le bon équilibre entre une part de bêtise et son besoin de se dépasser.
À ses côtés (même si c’est pour le manipuler), l’on peut compter, avec sa belle voix un peu claire pour le rôle, sur la savoureuse Mrs Quickly de Marie-Nicole Lemieux, élégante et emplumée, calculatrice, mais parfois en difficulté dans ses « missions ». Trait d’union avec le baryton Falstaff, elle apporte un excellent contrepoint au « groupe de femmes » assez homogène qui s’appuie sur les « pestes », mais excellentes Olivia Boen (Alice Ford), qui réussit parfaitement son arrivée dans la maison parisienne avec sa voix ronde et veloutée, et Marie-Andrée Bouchard Lesieur qui, même si le personnage de Meg Page est un peu ingrat, tire parfaitement son épingle du jeu.
Le « groupe des hommes » lui, est parfaitement mené par le Ford du baryton Andrii Kymach qui, avec son timbre un peu dur, apporte la part de violence qui ne manque pas dans l’opéra de Verdi.
Il est secondé par les deux excellents et virevoltants Nicholas Jones (Bardolfo), membre de la troupe de l’Opéra national de Paris, et Alessio Cacciamani. Seul le docteur Cajus de Gregory Bonfatti s’avère vocalement un peu faible dans cette distribution très homogène.
Enfin, pour les deux amoureux, si l’on peut relier cela à des ardeurs de la jeunesse et s’ils mettent toute leur fougue au service de leur personnage, les indéniables qualités vocales de Iván Ayón-Rivas (Fenton) et de Federica Guida (Nanetta) mériteraient d’être un peu moins expansives et un peu plus maîtrisées pour mieux traduire la dimension de cet amour contrarié.
Il existe bien des façons d’aborder Falstaff, l’une au premier degré, mettant l’accent sur la « comédie », ou une autre en s’interrogeant, scène par scène, sur les incidences des propos et des actions, et sur l’étape forte que représente l’œuvre dans l’histoire de l’opéra. Si cette reprise a plus penché vers la première option, elle n’enlève rien au plaisir d’une belle soirée et, alors que l’on peine à se rétablir de la fièvre olympique, d’une rentrée marquée par la bonne humeur. Un bel antidote préventif, festif et musical, pour ce qui semble nous attendre, en somme…
Visuels : © Vincent Pontet / Opera national de Paris