Jusqu’au 24 décembre 2024, puis du 10 mai au 12 juin 2025, le Rigoletto de Giuseppe Verdi, mis en scène par Claus Guth, revient à l’Opéra Bastille. Avec une distribution impeccable, une scénographie grandiose et la musique intemporelle de Verdi, magnifiquement interprétée par l’Orchestre de l’Opéra National de Paris, sous la baguette de Domingo Hindoyan. Retour sur un chef-d’œuvre incontournable qui n’a pas fini de nous captiver.
Mélodrame en trois actes et quatre tableaux, Rigoletto de Verdi, s’inspire de la pièce Le Roi s’amuse de Victor Hugo, créé en 1832 à la Comédie française. Dans l’œuvre hugolienne, le personnage de Triboulet est basé sur une figure historique réelle, Nicolas Ferrial (1479-1536), qui était bouffon à la cour du roi de France sous les règnes de Louis XII et de François Ier. En raison de sa critique du pouvoir royal (crime de lèse-majesté), la pièce fut censurée dès le lendemain de sa création, avant d’être reprise cinquante ans plus tard. L’opéra de Verdi, créé en mars 1851 à la Fenice de Venise, subit une censure similaire et dut être remanié à plusieurs reprises. L’action a donc été déplacée en Italie à la cour de Mantoue, le roi de France est devenu le Duc de Mantoue et Triboulet a pris le nom de Rigoletto.
Moins immoral que Triboulet, Rigoletto (Roman Burdenko) est un bouffon de cour au service du Duc de Mantoue (Liparit Avetisyan), libertin cynique et coureur de jupons. Présenté comme un héros grotesque et pathétique, Rigoletto est aussi et surtout un père aimant qui s’inquiète pour sa fille Gilda (Rosa Feola). Lorsque celle-ci tombe amoureuse du Duc de Mantoue qui l’a séduite sous une fausse identité, Rigoletto tente de la prévenir du danger, mais en vain. Pour venger l’honneur de sa fille, ce père désespéré va jusqu’à planifier l’assassinat du Duc, mais un enchaînement d’événements tragiques, alimenté par la malédiction de Monterone (Blake Denson) et marqué par le sacrifice de Gilda, le laissera dévasté et impuissant.
« Ô hommes ! Ô nature !
C’est vous qui avez fait de moi un vil scélérat !
Ô rage ! Être difforme ! Être bouffon !
Ne devoir, ne pouvoir faire autre chose que rire ! »
Rigoletto, ACTE I
Avant d’être un bouffon, Rigoletto est un père très protecteur, qui cloître sa fille, tente de la préserver du monde afin de lui éviter les dangers extérieurs, mais à trop vouloir en faire, il sera rattrapé par la malédiction et précipitera bien malgré lui le sort de sa fille…
Profondément marqué par la perte de sa propre fille Virginia, âgée d’un an à l’époque du drame, Verdi (qui a perdu son fils l’année suivante puis sa femme l’année d’après) traite avec une profonde émotion le thème de l’amour paternel dans son opéra. Il explore également avec une sensibilité accrue les thématiques de la vulnérabilité, du sacrifice et de la fatalité, notamment via cette malédiction, vécue comme une punition divine à laquelle nul ne peut réchapper.
Claus Guth nous offre ici une mise en scène très moderne et originale. Le décor s’articule autour d’une boîte en carton géante, dans laquelle les personnages évoluent comme des miniatures. Leurs costumes se modernisent au fil de l’histoire, illustrant l’intemporalité de l’œuvre. Guth casse les codes et va jusqu’à montrer le duc sniffant de la coke avant d’entonner « La donna è mobile », entouré de danseuses de cabaret dénudées, dont les plumes blanches s’agitent sous les projecteurs. Cheveux plaqués, bustier, legging et cuissardes en cuir, Maddalena (Aude Extrémo) nous apparaît comme une meneuse de revues. Le metteur en scène provoque, bouscule, revisite l’œuvre, qu’il nous donne à regarder autrement.
Construite sur une analepse (flashback), la mise en scène renforce le prisme émotionnel et la dimension tragique de l’histoire. Ainsi, la scène d’ouverture présente le pauvre bouffon complètement anéanti devant sa boîte en carton, renfermant de tristes souvenirs. La même scène sera rejouée au début de l’Acte III et fera écho à la scène finale : Rigoletto revit les événements ayant conduit à la mort de Gilda. Ses états d’âme mis à nu, il se retrouve enfermé avec son double (Henri Bernard Guizirian) dans cette boîte. Par une habile mise en abime, le décor met en lumière la symbolique de l’objet et la boîte en carton s’impose magistralement sur scène.
Rigoletto nous offre une distribution impeccable, où chaque personnage exprime une large palette d’émotions, à travers sa voix et son chant, sublimés par la musique de Verdi. La voix du baryton Roman Burdenko, qui interprète Rigoletto, est à la fois profonde, puissante et vibrante. Dans les scènes les plus dramatiques, son chant bouleversant nous transperce. Sa voix, ample et pénétrante, véhicule toute la douleur et le déchirement intérieur du personnage. Liparit Avetisyan, qui incarne le Duc de Mantoue, arbore une voix de ténor souple et éclatante. Il joue avec brio de son charme et incarne à merveille son personnage de séducteur invétéré. La voix de la soprano Rosa Feola, qui interprète Gilda, se fait pure et lumineuse. Sparafucile, interprété par Goderdzi Janelidze (basse), nous enveloppe de ses graves telluriques. La contralto Aude Extrême dans le rôle de Maddalena, nous envoûte de sa voix sensuelle et chaude. Le comte Monterone (Blake Denson) nous glace avec les graves terribles de sa voix menaçante.
Ajoutez à cela la chorégraphie de Teresa Rotemberg, les décors et costumes de Christian Schmidt, les vidéos d’Andin A. Müller, les lumières d’Olaf Winter et vous obtiendrez un opéra magnifique, où tout participe à une réussite éblouissante. Mention spéciale au chef d’orchestre Domingo Hindoyan et aux musiciens qui ont su insuffler panache et virtuosité à l’ensemble.
Visuels : © Benoite Fanton / Opera national de Paris