Il est, certes, frustrant de voir une œuvre aussi théâtrale dans les conditions d’une version concert, mais les réserves ont été balayées par la direction énergique de Daniele Rustioni et la distribution dominée par la Princesse de Bouillon incarnée par Clémentine Margaine.
Adrienne Lecouvreur est, incontestablement, l’un des plus beaux opéras italiens du tout début du XXe siècle (si, toutefois, l’on prend garde à mettre Puccini à part). Mais ce bel opéra, pour livrer toute sa force, nécessite, à différents points de vue, une distribution de très haut niveau.
Pour les deux représentations données tour à tour à Lyon et au Théâtre des Champs-Élysées, le compte y était sur son versant « décibel », mais pas toujours sur celui de l’émotion.
À la tête de l’Orchestre de l’Opéra national de Lyon, comme à son habitude, Daniele Rustioni a mené sa direction tambour battant, faisant notamment briller les cordes, sollicitées en permanence dans cette partition. Il a ainsi su épouser le rythme enjoué du 1er acte comme les tensions qui se manifestent dès lors qu’éclate la rivalité entre Adriana et la Princesse et ce faisant, malgré l’absence de mise en scène, il est parvenu à nous emporter dans cette histoire. Le chef a, de surcroît, disposé d’un quatuor vocal de très haut niveau, sur lequel il y a, toutefois, matière à apporter certaines réserves.
Tamara Wilson a récemment brillé en Turandot, à l’Opéra Bastille. L’on peut même dire qu’elle s’est alors affirmée comme l’une des plus grandes titulaires actuelles du rôle.
Le matériau vocal de la soprano est adapté à Adrienne, même si la tessiture évolue plutôt dans le registre aigu, et que, si elle dispose de graves intéressants, le médium n’est pas très consistant. Elle possède la longueur de souffle et sait nous gratifier de quelques beaux sons piani. Dans les passages parlés (l’introduction du « Io son l’umile ancella » et, bien sûr, le monologue de Phèdre), elle est convaincante et s’appuie, fort justement, sur ses graves.
Par ailleurs, la puissance de feu de l’artiste montre évidemment son efficacité dans le duo avec la Princesse de Bouillon.
Adrienne Lecouvreur fut une grande comédienne du 18e siècle, grande à un tel point que Voltaire, scandalisé par son enterrement discret, lui dédia une célèbre épitaphe. Or, le principal problème de Wilson est le manque de crédibilité donné à ce personnage.
Scribe et Legouvé consacrèrent une pièce (1849) à cette femme qui avait enflammé le public en son temps, et Lecouvreur eut alors le privilège de reprendre théâtralement vie avec Rachel, Sarah Bernhardt ou la Duse.
À l’opéra, ce furent évidemment Magda Olivero (immense Lecouvreur devant l’Éternel), puis Tebaldi, Scotto, Freni (rappelons-nous les inoubliables représentations de 1994 à l’Opéra de Paris), Caballé, Kabaivanska, mais également, tout récemment, Gheorghiu, Jaho ou Opolais… qui habitèrent, à vrai dire avec leurs défauts, mais de manière convaincante le personnage.
Le rôle réclame certes une voix puissante et lyrique ; mais il exige aussi, comme pour Tosca, des dons d’interprétation pour faire correspondre l’héroïne à la grande comédienne que fut la véritable Lecouvreur. C’est principalement là que le bât blesse, car pour cette version concert, Wilson a eu quelque difficulté à suffisamment l’incarner, et à pouvoir, in fine, transmettre l’émotion nécessaire. Elle y est, finalement parvenue dans le dernier acte, mais, hélas, pas de manière optimale, son « Poveri fiori », vocalement parfait, n’ayant pas particulièrement atteint des sommets de sensibilité. Il n’empêche que peu d’artistes, aujourd’hui, sont en capacité d’endosser ce rôle et que l’on doit, toutefois, saluer la performance de la chanteuse.
S’il est une interprète qui, en revanche, a été la Princesse de Bouillon dès son entrée en scène, tant par son attitude, ses expressions… et, bien sûr, par sa voix, c’est bien Clémentine Margaine. La mezzo française, stupéfiante de puissance dans son premier air (« Acerba voluttà »), a immédiatement donné toute la dimension au rôle, avec ses graves abyssaux, toujours bien timbrés et ses aigus intenses. Dans le duo avec Maurizio, elle a su montrer la femme de pouvoir, mais aussi la femme jalouse, jalouse au point de tout balayer sur son passage… et de tuer.
Le duo du deuxième acte avec Adriana, magnifiquement accompagné par la tension de l’orchestre, fut, assurément, d’une force incroyable, les deux chanteuses affichant leur véhémence dans la lutte à mort qui se dessine. Enfin, c’est en grande artiste qu’elle a traversé le moment d’humiliation ultime qui couronne la fin du troisième acte.
Avec ce rôle, et après Eboli en juillet dernier à Munich, Margaine confirme à quel point sa carrière est menée de main de maître et comment elle peut, désormais, régner (avec peu de concurrentes (dont Elina Garanca évidemment), sur ces rôles d’une exigence rare.
Le créateur du rôle de Maurizio fut l’immense Enrico Caruso, à Milan, le 6 novembre 1902. On vit, ensuite, se succéder les plus grands ténors, tels Del Monaco, Corelli ou Domingo dans un rôle où le chanteur peut se permettre de privilégier la puissance à la subtilité.
En cela, Brian Jagde a été à son aise, tenant son rang dans les duos face à Wilson et Margaine, réussissant parfaitement son « La dolcissima effigie », ainsi que le récit de ses faits d’armes à l’acte III.
En Michonnet, Misha Kiria, de son côté, est parvenu à incarner, de belle façon, l’ami d’Adrienne, cet ami-amoureux, mais aussi celui qui l’accompagnera jusqu’au bout. Le baryton a ainsi, sans peine, transmis toute l’ambiguïté de son personnage dans un sensible « Ecco il monologo ».
Enfin, le plaisir de ce beau concert fut complété par les contributions de Maurizio Muraro, Prince exemplaire, Robert Lewis et son abbé pervers et les quatre très beaux complices de scène d’Adrienne (Giulia Scopelliti, Thandiswa Mpongwana, Pete Thanapat et Léo Vermot-Desroches). Le chœur de l’opéra de Lyon a, pareillement, brillé dans les parties qui lui étaient dévolues.
Daniele Rustioni a donc continué à nous enchanter avec les versions concert successives qu’il a proposées au public, à Lyon puis à Paris ; cette fois avec Adrienne Lecouvreur. Il est maître de son orchestre et sait toujours apporter un soin irréprochable au choix de ses interprètes. Cette représentation n’a, de toute évidence, pas fait exception à la règle.
Visuel : Daniel Rustioni © Blandine Soulage