La Compagnie Miroirs Étendus propose un voyage intime à trois, avec Victoire Bunel, Jean-Christophe Lanièce et Romain Louveau, qui brosse le portrait d’une rupture amoureuse. Leurs interprétations sont justes et émouvantes. Si le spectateur est d’abord décontenancé, il est rapidement conquis et enthousiaste. Une expérience originale de jeunes artistes qui savent marier le talent et les idées !
Le Winterreise a été écrit par un compositeur de 31 ans qui pressent déjà la mort prochaine, et offre à sa postérité sans doute le plus beau des cycles de Lieder jamais imaginé. Le jeune Franz Schubert qui séjourne à Vienne et mourra l’année suivante, compose d’ailleurs cette année-là ses plus beaux chefs d’œuvre et il n’est pas exagéré de souligner à quel point sa solitude et sa tristesse lui inspirent avec la progression de la maladie, la musique la plus profonde et la plus émouvante de toute sa trop courte carrière.
Wilhelm Müller, poète et auteur des textes du cycle qu’il publia en deux parties, pour aboutir à cet ensemble final qui raconte le voyage halluciné et désespéré d’un Wanderer (promeneur) sur le chemin de la mort, est également promis à un destin funeste. L’osmose entre l’auteur et le compositeur est totale et puise dans les affres du romantisme allemand de cette première moitié du XIXe siècle, matière à cette mélancolie déchirante de vérité. En mode mineur dominant, le cycle s’offre de véritables mélodies et quelques ruptures en mode majeur sur quelques mesures semi-ironiques avant de reprendre son cours désespéré.
Comment aborder de manière novatrice ce cycle emblématique de l’art du Lied que tant d’illustres artistes lyriques, barytons le plus souvent, mais également ténors et plus rarement mezzos, ont déjà abordé en salle, gravé au disque, immortalisé ? En proposant une nouvelle approche, qui relève d’une autre interprétation. En effet, là où Müller et Schubert évoquaient la solitude mortifère du poète abandonné par sa belle qui tente de renouer le dialogue avec une nature pétrifiée par l’hiver, nos jeunes artistes vont imaginer les monologues de deux êtres brisés par une rupture amoureuse et qui ne parviennent pas à se rencontrer à nouveau. Cette véritable relecture transforme un voyage intérieur solitaire en un dialogue impossible.
Ils avaient déjà fait un essai réussi dans un petit film réalisé par Laurent Ripoll, où Victoire Bunel et Jean-Christophe Lanièce interprétaient ensemble l’un des Lieder du Winterreise, « Auf dem Flusse » (Sur le fleuve), le septième du cycle. Le très court métrage les mettait en scène dans une voiture conduite par le comédien Pierre-Antoine Billon et évoquait sur une route enneigée de retour de Salzbourg, la séparation de deux amoureux. Le Lied traite, lui, de l’incommunicabilité que rencontre le Wanderer en voulant s’adresser au ruisseau désormais gelé au cœur de l’hiver. En alternance puis en duo sur les derniers vers, cette expérience originale était tout à fait concluante quant à la belle entente très harmonieuse entre les deux voix.
En se répartissant les deux parties du cycle, et en suivant l’ordre initial établi par l’auteur, Müller, les deux artistes ne chantent jamais en duo ; l’un se tient dans l’ombre tandis que l’autre est au-devant de la scène.
Alors que la mezzo interprète les Lieder de la première partie, du premier « Gute Nacht » (Bonne nuit) au dernier « Einsamkeit » (Solitude), tous deux en mode mineur, le baryton se charge de la deuxième partie avec quelques alternances entre elle et lui en fin de cycle.
L’originalité de leur démarche tient à plusieurs aspects : le choix de l’alternance n’est pas courant dans un cycle de Lieder aussi personnalisé que celui de Schubert. Et l’on est d’ailleurs séduit très rapidement par la présence de deux tessitures différentes, qui évoque l’enregistrement passionnant d’un ensemble de Lieder de Schubert qu’avait proposé Claudio Abbado à Anne-Sophie Von Otter et Thomas Quasthoff, avec accompagnement orchestral. Et le Winterreise, s’il a été abondamment interprété par des barytons, de temps en temps par des ténors, l’est beaucoup plus rarement par des voix de mezzo.
Entendre les douze premiers Lieder chantés par une voix de mezzo est évidemment inhabituel et surprenant. Mais, si l’on regrette un peu que la taille de la salle soit insuffisante pour le volume impressionnant de Victoire Bunel, on salue sa qualité d’interprétation toute en nuance. Les graves sont profonds, les aigus percutants, et la sensibilité à fleur de peau de l’interprète touche juste, alternant mélancolie, regrets et colère avec talent. Le superbe timbre de baryton de Jean-François Lanièce fait merveille dans ce répertoire où il excelle avec un peu plus d’intériorité que sa compagne. Le contraste entre les deux interprètes, style comme voix, est l’une des richesses de cette soirée. À elle, le « Gute Nacht » (Bonne nuit) qui introduit l’issue fatale inévitable : « Fremd bin ich eingezogen/Fremd zieh’ ich wieder aus » (Étranger je suis venu, étranger je repars), l’amertume des « Gefrorene Tränen » (Larmes gelées). À lui le « Letzte Hoffnung » (Dernier Espoir) et les célèbres « trois soleils », sur un mode plus intimiste, celui des phrases musicales interrogatives et angoissées, des accents de noirceur désespérée. Ils se répondent dans un jeu à deux, et même à trois, très rodé dont on salue la fluidité et l’efficacité. Leur attention à la beauté des textes est constante et ils en donnent toutes les inflexions et en soulignent les multiples accents, dans une diction allemande parfaite.
L’intervention puissante du piano, acteur à part entière, donne un élan plus dramatique que mélancolique, tout en variant les registres, qui contribue largement à la qualité d’écoute d’un public captivé. Le toucher de Romain Louveau est énergique et entraînant sur ce piano droit sonore et rustique.
La dramaturgie proposée par Antoine Thiollier, place les deux artistes toujours très loin d’un de l’autre, lui reste caché derrière le piano ou de l’autre côté du plateau tandis qu’elle chante et inversement. Lorsqu’il aborde le deuxième cahier des poèmes, il trace au sol deux croix, à la craie, très éloignées l’une de l’autre et les effacera plus tard. A et B ne se rejoignent plus. Et chantent chacun leur peine et leur tristesse.
Le pianiste n’est pas en reste : Romain Louveau, également directeur musical, est installé en bord de scène, et leur sert tout à la fois de refuge (elle s’installe même sur son tabouret) et de soutien, comme s’il les incitait à tenter de communiquer. Le tout dans une atmosphère volontairement sombre juste éclairée par le long serpentin d’ampoules posées au sol qui dessine le chemin tortueux du voyage, créant une sorte d’écrin lumineux. On doit à Philippe Gladieux cet éclairage qui renforce la sensation d’incommunicabilité.
Comme les réflexions désabusées et un peu décalées du chauffeur dans le petit film de Laurent Ripoll, l’intervention régulière d’une touche d’humour au travers de l’affichage des surtitres, créée astucieusement cette légère distance entre le drame schubertien et cette interprétation moderne et actuelle. On sourit juste avant d’être à nouveau conduit dans ce voyage mortel où l’on vagabonde à leurs côtés.
L’Athénée Louis Jouvet nous propose pour quelques séances ce spectacle original qui avait été déjà été donné par la Compagnie Miroirs étendus au festival du Haut-Limousin cet été, dans la grange de la ferme de Villefavard. Cela avait donné lieu à un enregistrement en direct, enregistrement que les artistes dédicacent après les représentations.
Winterreise