Un « Werther » aseptisé au Théâtre des Champs-Élysées

L’effet Werther

« Les Souffrances du jeune Werther » de Goethe, paru (anonymement) en 1774, eut un impact considérable, notamment parce que le roman épistolaire mettait en scène le suicide du héros. Son succès conféra à l’auteur alors âgé de 25 ans, une gloire que confirmeront ensuite ses futurs ouvrages.

L’œuvre considérée comme le roman clé du « Sturm und Drang », précurseur du romantisme allemand, eut, par ailleurs, un effet inattendu. Elle déclencha non seulement une « fièvre de la lecture », mais aussi une vague de suicides (vague certes contestée). Germaine de Staël écrivit alors que « Werther a causé plus de suicides que la plus belle femme du monde… » !

Werther est donc une affaire sombre, une descente aux enfers conclue donc par le suicide du héros. Werther, c’est une ambiance, c’est une dépression aussi rapide que foudroyante puisque l’action se déroule entre juillet et Noël. C’est une violence exercée sur certains personnages comme par le héros triste contre lui-même.

Le mur des sentiments

La mise en scène de Christof Loy (reprise par Silvia Aurea de Stefano) nous montre un mur. D’une ouverture dans ce mur, on voit la vie quotidienne à l’intérieur qui abrite un monde bourgeois (c’est ce que l’on apprend lisant le programme, une lecture franchement nécessaire pour comprendre). Par son mariage avec Albert, Charlotte s’est enfermée dans ce monde bourgeois, mais ce monde est fermé à Werther. Au troisième acte, les invités de Noël qui peuplent cet univers sont des personnes âgées. Elles et ils y ont passé leur vie (comme Charlotte est promise à y passer la sienne). Et cette prise de conscience expliquerait les besoins d’émancipation de l’héroïne. En fait, Charlotte pense plus à elle-même qu’à Werther lorsqu’elle lui dit « je t’aime »…

Toute idée de mise en scène et tout détournement d’une histoire (Loy est familier du fait) sont défendables… pour peu qu’ils fonctionnent. Et, là, ce n’est pas le cas. La trop grande intellectualisation de l’histoire de Werther par Loy crée une distanciation qui n’est pas comblée par une idée forte qui compenserait et permettrait de porter l’ensemble de manière équivalente. De fait, on se demande où sont passés la passion naissante, la violence du rejet, l’affrontement des sentiments contradictoires, la course à l’abime de Werther et de Charlotte. On les attend en vain et ils ne viennent jamais. Certes, la fin, alors que l’on bascule d’un coup dans une scène surréaliste dans laquelle on ne sait si Werther meurt devant nous où s’il est déjà mort, est intéressante, mais devient un exercice de style stérile tant on peine à inscrire ce tableau dans la continuité de ce qui a précédé.

Si l’on ajoute à cela une direction d’acteurs défaillante qui met fréquemment les deux protagonistes principaux face public pour nous exposer leurs sentiments, on se retrouve, faute de comprendre vraiment ce qui nous est présenté, à faire un saut dans un passé où décor et jeu instinctif suffisaient à faire mise en scène.

Benjamin Bernheim est-il Werther ?

Certes, on peut imaginer des alternatives au personnage passionné, désespéré, violemment suicidaire qui nous est présenté d’habitude. Mais la froideur, la distinction des costumes et quelques mines agacées ou énervées ne peuvent suffire. Ce que Loy a donné à son Werther le place, en permanence, en apesanteur ; d’autant que la voix de Benjamin Bernheim ne suffit pas à faire passer la souffrance intérieure du personnage, car, si le français est fabuleux, le chant, agrémenté de belles demies teintes, est trop élégant (Le « Pourquoi me réveiller… » est très beau, la scène finale touchante) et les sentiments émis trop gentiment énoncés. Tout cela manque d’aspérités, de coups, de brutalité. Au final, la course vers le suicide final s’avère vraiment trop propre.

Marina Viotti qui semble monter en gamme à chaque fois que l’on voit sur scène est une puissante Charlotte. La voix est ronde, homogène sur toute la tessiture, puissante. Son air des lettres la montre passionnée à l’extrême, mais, dans cette scène, son jeu de scène semble abandonné à lui-même ; elle use de gestes désespérés, s’agite en tous sens et s’engage alors dans un pathos qui dessert plus qu’il ne sert un moment où texte et voix peuvent suffire pour transmettre efficacement l’angoisse et la douleur. C’est d’autant plus regrettable qu’elle se montre tout autant à la hauteur vocalement dans les scènes qui suivent jusqu’à la mort de Werther.

En Albert, Jean-Sébastien Bou remplit son office tout en étant bien raide et un peu trop appliqué sur sa pronociation. La Sophie de Sandra Hamaoui, efficace par sa voix bien sonore, a la chance de bénéficier d’un des rares personnages que les interprétations de Christof Loy rendent plus intéressant qu’à l’ordinaire. Marc Scoffoni est un Bailli bien chantant, et l’on est heureux de retrouver le parfait Rodolphe Briand dans le rôle de Schmidt, bien accompagné par Yuri Kissin en Johann.

Pour finir, ce Werther bien aseptisé est accompagné d’une direction d’orchestre de Marc Leroy-Calatayud efficace, mais qui manque de subtilité, les multiples nuances de la musique de Massenet n’étant guère mises en évidence. En sortant de la salle, on se dit qu’on a assisté à un opéra très propre qui ne rentrera probablement pas pour l’éternité dans l’histoire parisienne de la magnifique œuvre de Jules Massenet.