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Un Nabucco donné en fanfare à Berlin

par Paul Fourier
13.10.2024

La nouvelle production du Staatsoper Unter den Linden était attendue pour la (quasi) prise de rôle d’Anna Netrebko dans le rôle d’Abigaille. Le compte n’y est pas encore, et l’ensemble a sérieusement pâti de la direction sans nuances de Bertrand de Billy.

Nabucco est le troisième opéra composé par Verdi, son premier grand succès et son premier chef d’œuvre ; une affirmation qui n’a jamais été démentie depuis sa création. Son livret, écrit par Témistocle Solera, extrêmement efficace, dont des éléments sont empruntés à la pièce Nabuchodonosor de Francis Cornue et Anicet-Bourgeois, suit une ligne claire et lisible ; les personnages y sont bien caractérisés.

Musicalement, les belles pages se succèdent, à commencer par l’Ouverture qui reprend les principaux thèmes de l’opéra et les solos (pas moins de trois, somptueux, pour Zaccaria, un, terrifiant, pour Abigaille et celui, magnifique, pour Nabucco, au troisième acte).

Le quatrième personnage de l’œuvre est, sans conteste, le chœur dont le « Va pensiero » est – tous compositeurs confondus – l’une des pages les plus célèbres de l’histoire de l’opéra.

Le succès de l’œuvre n’est d’ailleurs probablement pas étranger à cet extraordinaire chœur patriotique devenu, par la suite, l’emblème du Risorgimento italien.

La fête aux décibels

Si la musique de Nabucco, œuvre de jeunesse de Verdi, est marquée par une tendance au spectaculaire, il est préjudiciable de traiter principalement la partition sous cet angle, en négligeant la richesse instrumentale et la qualité des mélodies. C’est, malheureusement, le chemin qui a été suivi par Bertrand de Billy qui, dès le début de la représentation, fait exagérément gronder les percussions, privilégiant, de fait, un côté pompier qui ne rend pas suffisamment hommage à ce « Verdi de jeunesse »…

Sachant que Nabucco est aussi un opéra de « chef », si l’on ne rajoute à cela un rythme tantôt lourd, tantôt trop rapide, un usage pas toujours raisonnable des percussions et des cuivres, ainsi qu’une difficulté à rendre les contrastes des différentes scènes, on ne peut pas dire alors, que de Billy, à la tête de l’orchestre du Staatsoper, ait beaucoup aidé à rendre cette soirée mémorable.

Un élégante ruche

Dans le programme de salle, Emma Dante déclare que les Juifs de Nabucco lui font penser à un peuple courageux et actif, et que l’image la plus pertinente à laquelle elle les associe est celle d’abeilles, travailleuses et solidaires.

En concevant le décor du temple, elle s’est donc inspirée du « Vessel », un immeuble de New York dont les escaliers évoquent une ruche et à ses alvéoles.

Elle y a ajouté un mur qu’immédiatement, qu’on associe immédiatement au Mur des Lamentations de Jérusalem.

 

Par ailleurs, refusant toute référence aux événements actuels, ne faisant aucun parallèle avec les guerres en cours (terrain, il est vrai, plus que périlleux en cette période), elle s’est limitée à illustrer l’histoire de manière souvent élégante (avec les costumes raffinés conçus par Vanessa Sannino).

 

Certaines des images produites sont fortes, tels ces manteaux dont sont dépouillées les femmes qui meurent, qui s’envolent vers les cintres.

D’autres scènes, en revanche, sombrent dans le répétitif, tel le recours systématique aux postures belliqueuses des solistes et figurants avec leurs revolvers, ou dans le kitsch. Le passage « dansé » est franchement raté, et l’on frise le ridicule lorsque scène et costumes sont outrageusement fleuris ou lorsque la robe d’Anna Netrebko la transforme en « paon » qui fait la roue.

Finalement, et a contrario de la direction d’orchestre, la mise en scène n’est ni nuisible ni particulièrement marquante.

Le phénomène Netrebko aux prises avec la terrible Abigaille

La voix d’Anna Netrebko est hors du commun. Par son volume, par la richesse de ses harmoniques, elle envoûte fréquemment son public. Mais peut-on affirmer que toutes les prodigieuses qualités qu’elle possède sont suffisantes pour partir à l’assaut de la terrible Abigaille ? C’est indéniablement la question qui s’est posée ce soir…

 

Lady Macbeth (pour Verdi) ou Turandot (pour Puccini) ont été deux rôles que Netrebko a endossés sans trop de difficultés. En tenant, certes, compte de contraintes indépendantes de sa volonté, Abigaille semble lui avoir plus longtemps résisté. Elle aurait dû, successivement, faire sa prise de rôle à New York, Vienne et Londres en 2020, 2021 puis 2022. Toutes ces dates furent annulées en raison de la crise du Covid et de problèmes de santé.

C’est donc en mai 2023, à Wiesbaden, que Netrebko a fait ses débuts dans le rôle, et jusqu’aux actuelles représentations berlinoises, l’exercice ne fut pas répété.

 

Lors de son entrée en scène (« Guerrieri, è preso il tempio (…) Io t’amava !… »), alors que le rythme reste modéré – et si l’on passe sur quelques problèmes de justesse – on profite de la puissance et de l’opulence de la voix même si, cependant, se fait déjà entendre une instabilité notable dans les aigus piani.

 

Mais, à ce stade, le plus dur reste à faire, car le rôle est l’apanage et l’un des porte-étendards des sopranos dramatiques d’agilité, et, rares sont les chanteuses (surtout plus lyriques) qui peuvent l’affronter sans risque.

La partition d’Abigaille est extrêmement tendue et la tessiture, située plus que de mesure, dans le registre forte, laisse peu de marge aux interprètes pour leur permettre de jouer de la beauté de leur timbre, notamment de leur médium. Et… il y a surtout cet « Everest » à franchir, le grand air introductif de l’acte II.

 

Le récitatif (« Ben io t’invenni ») s’avère extrêmement tendu, et Netrebko négocie l’abyssal saut dans le vide de deux octaves en partant du contre-ut en faisant avec une courte pause, ce qui n’empêchera pas que la note grave finale ne soit pas des plus réussies.

Même si, là encore, les aigus ne sont pas toujours stables, l’extrême lenteur du « Anch’io dischiuso un giorno » qui suit, lui permet de faire valoir ses considérables atouts. Ce passage du solo est celui qui lui convient le mieux ; il vaudra à la soprano une ovation enthousiaste et, probablement, l’occasion de reprendre de l’énergie… tant et si bien que le « Salgo già del trono aurato » la trouve ensuite dans de meilleures dispositions.

 

Le duo avec Nabucco, que l’on a connu plus remarquable, à l’acte III, alors que Salsi monte en puissance et en incarnation, mettra en évidence, chez la soprano, les mêmes qualités et les mêmes défauts (notamment ses aigus bien indociles !).

Enfin, la toute fin, alors qu’Abigaille se meurt, nous permet de renouer avec une Netrebko lyrique qui joue de son médium et donne de belles couleurs à cet épilogue.

 

Finalement, si la performance de la Diva a été incontestable en termes de volume et de projection, le chant, spectaculaire, a aussi montré ses limites et s’est parfois développé au détriment du style, voire de la note.

D’une manière générale, et à titre d’une comparaison récente, on ne retrouve pas encore chez Netrebko, cet alliage de l’agilité, de la beauté de la voix et de la rondeur du timbre qui, notamment, a fait, jusqu’à peu d’Anna Pirozzi, la « tenante du titre ».

Il n’en reste pas moins qu’à défaut d’être anthologiques, ces Abigaille berlinoises ne manquent pas d’atouts pour impressionner l’auditoire. Il sera intéressant de voir si, alors qu’elle est parvenue à ce jour, non seulement à préserver sa voix, et même à toujours l’embellir, la soprano persévèrera dans le rôle, l’apprivoisera afin de ne pas la mettre en danger, ce qui est un risque pour la suite de sa carrière.

Luca Salsi, bien chantant, frôle l’émotion.

Le personnage de Nabucco, conçu par Solera et Verdi, est un cas particulier dans l’histoire de l’opéra. Bellini et Donizetti, les illustres devanciers du compositeur ont souvent donné à leur héroïne la partie tourmentée (et, par conséquent, productrice d’émotion) des partitions. Plus tard, chez Verdi, les « pères » seront tantôt castrateurs, tantôt même bourreaux. Ici, à l’inverse, c’est Nabucco qui se retrouve tourmenté par sa fille à qui échoit des quasi-scènes de folie.

 

Dans la première partie de l’opéra, Luca Salsi est, comme souvent, bien chantant, mais, probablement, en raison d’un déficit de couleurs vocales, scéniquement peu marquant face à ses partenaires.

Il apparaît, alors, comme le faire valoir de Netrebko. Il faudra attendre la fin de l’acte II pour qu’il commence à donner de la consistance à son personnage, livrant alors une convaincante scène de délire mégalomane imprégnée de son professionnalisme et de sa proximité avec d’autres rôles verdiens, notamment celui de Macbeth.

Dans le duo de l’acte III, il fait alors usage d’un vibrato qui lui permet de mettre en évidence sa fragilité face à l’inflexible Abigaille. Et, là encore, sans atteindre les sommets qui, par le passé, nous ont mis la larme à l’œil, il livre un « Dio di Giuda ! » d’une grande noblesse.

 

S’il en est un qui impressionne d’emblée puis pour ses trois airs (Zaccaria, ce digne descendant du Moïse de Rossini, étant l’un des personnages les mieux pourvus de l’œuvre), c’est Mika Kares.

La voix est évidemment puissante dans les graves naturels, mais garde son homogénéité jusque dans les aigus. La beauté de la cavatine et la cabalette d’entrée (« D’Eggito là sui lidi (…) Come notte a sol fulgente ») est impressionnante, comme le seront les airs du deuxième et du troisième acte.

 

Parmi les autres rôles (sacrifiés, eux, par Verdi), Ivan Magri campe un Ismaele fier, robuste, à la diction exemplaire, mais Marina Prudenskaya (Fenena) est loin de prouver son adéquation avec ce répertoire encore largement belcantiste.

 

Hormis quelques petits problèmes au démarrage, le chœur du Staatsoper s’est avéré de bonne tenue dans les nombreux passages qui lui sont dévolus. Et, si le « Va, pensiero » ne touche pas au sublime attendu, c’est plus le fait du chef que de celui du chœur, alors exemplaire.

Attendant probablement trop de la Superdiva Netrebko, la soirée nous aura donc un peu laissés sur notre faim. Chaque artiste, si exceptionnel soit-il, touche, inévitablement, un jour sa limite et tou.te.s les grandes et des grands du passé y ont été confrontés. Était-ce le cas ce soir-là ? Était-ce une soirée de chauffe pour mieux rebondir… ou une aventure sans lendemain ? L’avenir nous le dira…

Visuels : © Bernd Uhlig