Un « Nabucco » atomique secoue les Arènes de Vérone

Le plus simple pour expliquer la mise en scène est d’en citer l’auteur, Stefano Poda, qui considère « Nabucco comme le choc et la réconciliation des opposés », une idée bien dans l’air du temps que nous vivons et subissons. « Dans le contexte d’une scène purifiée dans une dimension spatiale post-moderne qui combine un labyrinthe mis en avant », explique-t-il, « les deux hémisphères symbolisent non seulement la polarisation entre les Juifs et les Babyloniens (l’intrigue primordiale du livret), mais aussi celle entre la spiritualité et la rationalité, la foi et la raison. Ces deux opposés s’attirent et se repoussent l’un l’autre tout au long de l’opéra, atteignant un point de répulsion et de division maximales avant leur réconciliation finale. »

Un Nabucco entre confrontation des peuples et effets spéciaux 

Pas frileux pour tordre les œuvres qu’il met en scène, Poda met en image le concept de « répulsion des particules atomiques », constatant que « au cours de l’histoire, l’homme a découvert comment diviser l’atome pour se rendre compte que de tels progrès scientifiques peuvent avoir des conséquences catastrophiques. » Ainsi, pendant la représentation, « une explosion atomique représentera la dévastation et la désolation qui viennent de la dislocation de la raison de la spiritualité ». Le temps qui passe inexorablement et annule tout effort humain est, lui, symbolisé par un immense sablier. Seuls les Hébreux, lors du « Va, pensiero », tenteront d’arrêter le passage du temps pendant un moment. 

Alors, certes, si l’esthétique du metteur en scène italien est, parfois, audacieuse ou surchargée, il s’avère que la traduction sur scène de cette idée de départ est spectaculaire et emporte les suffrages ; d’autant que la chorégraphie ultra-précise qui règle les mouvements (notamment d’escrime) de la multitudes des figurants est incroyablement bien réglée et particulièrement esthétique et que le recours à des éléments de costumes fluorescents s’avère au moins aussi spectaculaire que l’explosion atomique qui secoue la scène lorsque Nabucco se proclame Dieu. 

Enfin, et c’est probablement en raison d’un livret plus linéaire sur lequel il est plus facile d’extrapoler, cette production de Poda s’avère plus convaincante que celle d’Aïda créée l’an dernier dans les Arènes. C’est donc en permanence sollicités par cette débauche d’effets spéciaux, qui ne nuisent pas au propos, que les spectateurs peuvent profiter du chant, de haute qualité, dispensé sur la scène. 

Un trio d’exception

Certes, Francesco Meli, avec ses aigus ouverts et son vibrato qui ne cesse de s’agrandir, n’offre pas un Ismaele très séduisant ; mais la Fenena d’Anna Werle, de sa voix puissante, livre son cantabile de fin d’opéra « Oh, dischiuso è il firmamento » de manière efficace, même si le timbre n’est pas des plus gracieux. 

Alexander Vinogradov campe le Grand Prêtre des Hébreux de manière magistrale, les cantilène et cabalette d’entrée « D’Egitto là su i lidi (…) Come notte » montrent une maitrise souveraine de l’incarnation de Zaccaria, ce digne descendant du Moïse de Rossini. En deuxième partie, son « Vieni, o Levita – Tu sul labbro de veggenti » est tout aussi magnifique, comme l’est sa prophétie du IIIe acte (« Oh, chi piange – Del futuro nel buio discerno »).

On avait découvert Olga Maslova dans un Nabucco en version concert à la salle Gaveau avec Placido Domingo. Le triste souvenir du naufrage du baryton-ténor avait, en revanche, accentué le contraste avec l’impressionnante prestation de la soprano russe. Ce soir, son entrée étonnamment aisée, avec ses aigus tranchants, montre que son Abigaille, avec son look de dominante sado-masochiste avec fouet et montée sur talons aiguille, va être à la hauteur de la vocalité de la terrible princesse assyrienne. Elle affronte sans faillir, en véritable soprano dramatique, les difficultés abyssales du « Ben io t’invenni », puis convoque toute la retenue et les nuances dans le « Anch’io dischiuso un giorno » avant d’exploser dans un « Salgo già del trono aurato » conclu par un contre ut triomphant. Le duo du deuxième acte dans lequel Salsi et elle s’affrontent met en évidence le talent exceptionnel des deux interprètes. En conclusion de la soirée, la princesse guerrière vaincue saura convoquer une appréciable longueur de souffle, des aigus purs et de très beaux piani, chose rare pour une véritable soprano dramatique.

Si l’on peut parfois (souvent ?) être dubitatif sur l’omniprésence de Luca Salsi dans les rôles de barytons verdiens sur les scènes italiennes, force est de constater que Nabucco est probablement le rôle qui lui convient le mieux. Certes, face aux Abigaille de poids (telle que Maslova ce soir), cette fille sculptée dans le roc de l’ambition et du cynisme, ce n’est pas forcément par la puissance qu’il impressionne. En revanche, il sait jouer de l’ambiguïté et, finalement, pour ce personnage qui évolue à grande vitesse, de l’humanité. Ce soir, cette humanité nous saisit dès après l’explosion atomique imaginée par Poda (qui aura fait pousser autant de cris que provoquer d’applaudissements) lorsque la voix de ce roi qui se prétendait Dieu perd son assurance, commence à trembler et introduit le renversement qui va se concrétiser en un duo parfait avec Abigaille, où le rapport de forces est à l’avantage de cette dernière. Mais c’est surtout dans son monologue final que Luca Salsi va chercher au plus profond d’une émotion qui couronne magistralement la soirée.

Nabucco, ce sont nécessairement des interprètes d’exception dans leur tessiture, mais cette œuvre précoce du compositeur exige également un grand chef jouant autant de l’emphase et du spectaculaire que de la majesté (pour le « Va pensiero! ») et d’un strict respect des artistes, parfois rudement mis à contribution. En chef à la très longue carrière et expérience (le chef israélien a débuté il y a 50 ans), Pinchas Steinberg sait donner toute l’ampleur à ce drame, étape clé de la carrière de Verdi, même s’il ne parvient pas à atteindre ce qu’un Riccardo sait insuffler de génial dans cet opéra symbole du Risorgimento.

Enfin, il est justice de saluer à la fois le talent et l’abnégation des figurants, danseurs et choristes de la fondation Arena di Verona, qui ont largement contribué à la dimension spectaculaire du spectacle tout en portant des costumes de plus de 10 kgs.

Les Arènes de Vérone renouvellent progressivement leurs productions tout en gardant, hormis pour Carmen, une répertoire strictement italien. On se demande pourquoi la direction, par exemple, n’opte pas pour une production de Gounod, dans « la » ville de Roméo et Juliette… Quoi qu’il en soit, d’année en année, on y retourne et on y prend du plaisir… et nous ne sommes pas les seuls, les immenses arènes étant toujours quasiment pleines.