L’orchestre Les Siècles, sous la direction de Jakob Lehmann, offre un écrin musical à Benjamin Bernheim dans le rôle titre… malgré une mise en scène hermétique.
Composée entre 1845 et 1846, La Damnation de Faust est, bien qu’elle s’apparente davantage à un poème symphonique qu’à un opéra traditionnel, devenue un pilier de la musique romantique française. Selon les mots mêmes du compositeur, l’œuvre est une « légende dramatique ». C’est l’une des pièces les plus fascinantes et complexes du répertoire lyrique français, répertoire défendu intelligemment par le Théâtre des Champs-Élysées. Ce chef-d’œuvre musical mêle habilement musique, poésie et une profondeur dramatique saisissante.
Le texte, inspiré de l’œuvre de Goethe, a été écrit par Gérard de Nerval. Bien que parfois hermétique, son écriture porte une musicalité incontestable. Créée en 1846 à Paris sous la direction de Berlioz lui-même, l’œuvre, bien que profondément influencée par le dramaturge allemand, s’en éloigne pour prendre une forme hybride inédite à l’époque, alliant musique symphonique et puissants passages vocaux. Berlioz y déploie une orchestration novatrice et impressionnante, utilisant une palette variée de couleurs orchestrales, de rythmes complexes et des harmonies audacieuses qui captivent le spectateur.
Les scènes – ou tableaux – qui se succèdent sont marquées par des contrastes saisissants entre le sublime de l’amour que se portent Faust et Marguerite, et le terrifiant pacte proposé par Méphistophélès. La scène du « Serment de Faust », avec ses envolées orchestrales monumentales, est exemplaire de ce dialogue entre moments purement musicaux et passages lyriques. La mise en musique de la descente aux enfers est, elle aussi, un véritable moment de génie. L’utilisation du chœur, notamment le chœur des démons et des soldats, s’avère être un élément clé dans la dynamique de l’œuvre, soulignant la dualité du personnage de Faust entre le désir de rédemption et sa chute inexorable. Il convient ici de saluer le travail exceptionnel du Chœur et de la Maîtrise de Radio France, bien que leur présence scénique soit quelque peu déconcertante. Les choristes sont souvent cachés derrière un rideau ou dissimulés sous des voiles rouges énigmatiques, dont la signification reste floue.
La direction de l’orchestre est confiée au jeune chef Jakob Lehmann, à la tête de l’orchestre Les Siècles. La partition de Berlioz offre de grands moments instrumentaux, où les voix s’effacent pour laisser place à l’orchestre. L’une des plus belles illustrations de cela est la célèbre Marche hongroise, un morceau vif où les cuivres et les vents sont sollicités de manière spectaculaire. Lehmann et Les Siècles marquent très clairement la dynamique de la partition — les accents de marche, les transitions vers l’irruption du surnaturel — ce qui pose un défi majeur en termes de précision et de cohésion. L’étrangeté de l’apparition de Méphistophélès est accentuée par l’utilisation d’instruments anciens, une approche audacieuse, mais efficace dans cette œuvre romantique.

Si ce passage est avant tout orchestral, il ne faut pas minimiser l’importance de la présence scénique des solistes. Le jeu de Benjamin Bernheim (Faust), par exemple, doit correspondre à l’élan musical offert par l’orchestre. Les mouvements de Faust, qui hésite et médite, doivent se refléter visuellement dans la scénographie de Silvia Costa, afin que l’action ne reste pas uniquement musicale, mais prenne une dimension dramatique complète.
Les performances vocales sont exceptionnelles, et Benjamin Bernheim fait une prise de rôle impressionnante dans le rôle de Faust. Son timbre, d’une grande plénitude, dégage une émotion poignante à chaque air. Faust devient ainsi un personnage tragique, déchiré entre ses aspirations et sa damnation. La performance de Méphistophélès, interprété par Christian Van Horn, est tout aussi marquante. Sa basse profonde capte à la fois la malice, la manipulation et la séduction du personnage, et ce, uniquement par la puissance de sa voix. Les gesticulations imposées par la mise en scène de Silvia Costa pourraient être risibles, mais la maîtrise vocale de Van Horn les rend tout à fait crédibles.
Le chœur, d’une puissance saisissante, donne à l’œuvre une dimension épique, en particulier dans des scènes collectives comme la marche des soldats. Le solo de Marguerite, interprété par l’extraordinaire Victoria Karkacheva, est un moment marquant de la production. Dans la quatrième partie, après l’abandon de Faust, Marguerite passe d’un état d’attente naïve à un état de souffrance et d’abandon. Sa transformation vers la transcendance spirituelle est magnifiquement incarnée par la mezzo-soprano. L’orchestre, discret et aérien, permet à sa voix de flotter dans un espace sonore vaste, tandis que son interprétation, d’une beauté et d’une finesse absolues, touche au sublime. Marguerite devient ainsi une figure de pureté et de sacrifice, et la profondeur émotionnelle de son interprétation reste gravée dans la mémoire du spectateur.
Si la musique est une réussite incontestée, la mise en scène de Silvia Costa laisse à désirer. En effet, cette production semble se perdre dans un excès de symbolisme et de minimalisme qui, parfois, dénature l’intensité dramatique de l’œuvre. Ancienne membre de la compagnie Societas Raffaello Sanzio de Romeo Castellucci, Silvia Costa est connue pour son théâtre très visuel, où l’image, la scénographie et l’installation occupent une place primordiale. Cela devrait théoriquement s’inscrire parfaitement dans le projet de Berlioz, mais l’œuvre semble résister à cette approche.

L’un des principaux problèmes réside dans l’utilisation d’un décor très épuré, avec des éléments visuels qui manquent de véritable dimension dramatique. Le choix d’un minimalisme extrême éloigne le spectateur de l’atmosphère oppressante qu’impose la musique. Le spectacle s’ouvre sur Faust allongé dans son lit d’enfant, recouvert de peluches. Si l’idée de proposer le fait que Faust vit un rêve traumatique qui reviendrait sans cesse peut être intéressante, elle n’est pas à proprement parler travaillée. Tout le long du spectacle, Costa ne cesse de pendre des pistes qu’elle n’exploite pas. Allant jusqu’à laisse ses interprètes se démener comme ils le peuvent sur scène lors des longs moments orchestraux.
Autre exemple, la scène de la descente aux enfers, qui devrait être l’un des moments les plus impressionnants de l’opéra, est réduite à une projection de lumière banale. Pour cette dernière partie de l’œuvre, la mise en scène place l’orchestre sur scène, mais les musiciens, grimés en avocats ou magistrats, ne font qu’ajouter à la confusion visuelle. Ce choix, non seulement dénué de pertinence dramaturgique, perturbe l’écoute et brouille l’intensité du drame. Faust, quant à lui, descend dans la fosse d’orchestre laissée vide, et une fumée mystérieuse envahit la scène, mais l’effet est plus risible que bouleversant. La mise en scène perd de sa force dramatique, surtout lorsque Marguerite apparaît enroulée dans un drap noir, se tortillant sur scène comme un ver de terre — une image qui frôle le ridicule ou qu’elle met sa tête dans un four pour la ressortir aussitôt.
Certains choix, comme l’utilisation de costumes contemporains, peuvent aussi déstabiliser, surtout dans une œuvre profondément ancrée dans des références mythologiques et un symbolisme d’époque. Les personnages semblent déconnectés de l’univers dans lequel ils évoluent, ce qui nuit à l’immersion du spectateur dans l’œuvre. On sent que la mise en scène cherche à imposer une vision intellectuelle trop forte, au détriment de la spontanéité et de l’énergie dramatique essentielles à cette œuvre.
Un autre élément de friction concerne le personnage de Méphistophélès, interprété de manière distante et presque impassible. Ce choix réduit considérablement le charisme et la puissance provocatrice du personnage, affaiblissant l’impact de son rôle dans l’action.
La Damnation de Faust dans cette production dirigée par Silvia Costa est une œuvre de contrastes. La musique, portée par des interprètes exceptionnels, est un véritable sommet artistique. L’orchestre et les solistes délivrent des performances inoubliables qui font de cette production un moment de pur génie musical. Toutefois, la mise en scène, trop intellectualisée et déconnectée de la force émotionnelle de l’œuvre, affaiblit considérablement l’impact dramatique. Si la production visuelle déçoit, la puissance musicale reste un hommage vibrant à l’œuvre de Berlioz.
Crédit photo : © Vincent Pontet